La responsabilité sociétale des fonctionnaires locaux

Conférence au Centre national de formation du personnel territorial (CNFPT) le 19 février 2013

Pierre Calame, February 2013

La responsabilité des fonctionnaires jouissant d’une autorité est une question éternelle. Mais son analyse rigoureuse soulève néanmoins des questions difficiles auxquelles il n’est pas souvent apporté de réponse convaincante.

Mais l’évolution des interdépendances à l’échelle mondiale et les transformations nécessaires pour faire face aux défis du vingt et unième siècle soulève des questions nouvelles, que la conférence expose en les classant en trois groupes correspondant chacun à une des dimensions de la « grande transition »: la responsabilité au cœur de l’éthique du vingt et unième siècle ; la révolution de la gouvernance ; la transition de l’économie à l’oeconomie.

Pour faire face à ces dimensions anciennes et nouvelles de la responsabilité sociétale, les réflexions collectives des professionnels sont indispensables. Le CNFPT est le lieu le mieux adapté pour faire naître ces réflexions dans le cadre de la formation permanente.

«  Chers Amis,

C’est un plaisir de réfléchir à la question de la responsabilité avec d’éminents représentants du service public local. En apparence, c’est une question très banale : si je vous demandais lequel d’entre vous se sent irresponsable dans l’exercice de son métier, j’imagine que peu de mains se lèveraient !

Pourtant, en réalité, cette question n’est pas banale du tout et cela pour deux raisons. La première est que, même sous sa forme traditionnelle, l’exercice de la responsabilité au sein d’une collectivité territoriale ou au sein de l’État pose plus de problèmes qu’elle n’en a l’air. Et la seconde raison, sur laquelle je m’étendrai plus longuement, est qu’au XXIe siècle, du fait de l’ampleur des interdépendances, la question de responsabilité sociétale se pose de façon plus aiguë et selon de nouvelles formes.

Permettez-moi tout d’abord de me présenter. J’ai été, au cours des vingt premières années de ma vie professionnelle, de 1968 à 1988, en tant qu’ingénieur des ponts et chaussées, un fonctionnaire « de responsabilité ». A ce titre, j’ai donc été un praticien de l’exercice concret de la responsabilité au sein d’un service public. Depuis 1988, j’ai dirigé une fondation internationale, la fondation Charles Léopold Mayer pour le Progrès de l’Homme, longtemps comme directeur, aujourd’hui comme président. Cette fondation est petite, néanmoins sa caractéristique est d’avoir cherché à se mettre au service des grands défis contemporains auxquels est confronté notre monde dans ce début du XXIe siècle. Les réflexions que j’aimerais partager avec vous aujourd’hui sont nourries de ces deux expériences.

I. Les questions posées par l’exercice de la responsabilité au sein d’un service public

Au sein du service public, comme au sein des entreprises, la responsabilité est en général associée à une fonction. Plus précisément, dans l’univers des cadres, on distingue des fonctions associées avant tout à la compétence, par exemple au sein d’un service informatique, et les postes à responsabilité dont l’agent du service public se trouve investi d’une part en raison de sa compétence mais aussi en fonction de son aptitude à prendre des décisions, à assumer des responsabilités. Faire des arbitrages, élaborer des propositions, assumer des dilemmes engage à la fois un pouvoir et une liberté. Aussi bien au sein du service public que dans l’entreprise, les cadres investis de responsabilités ont pour caractéristique de se situer en position intermédiaire entre le pouvoir statutaire, exercé par le Conseil Municipal dans le cas des municipalités, par le Ministre et son cabinet dans le cas de l’État, par les actionnaires et le Conseil d’Administration dans le cas des entreprises, et le reste du corps social.

Puisque qui dit responsabilité dit liberté, marges de manœuvre, la question se pose toujours de savoir quelle est la légitimité et les limites de l’exercice de ce pouvoir. Il est intéressant de noter que depuis un siècle, au plan juridique, on fait une distinction entre la responsabilité avec faute – quand un principe élémentaire de déontologie ou une règle de l’art n’a pas été respectée – et la responsabilité sans faute où l’on observe la conséquence négative d’une décision prise, sans pour autant que l’on puisse reprocher au fonctionnaire de ne pas avoir respecté les règles du métier. Dans le cas d’une responsabilité sans faute, il n’est pas possible d’imposer une sanction disciplinaire ou pénale au fonctionnaire qui a pris l’initiative mais la collectivité locale dont il dépend, ou la collectivité nationale si l’impact négatif de l’acte dépasse les frontières, peut être invité à réparer le dommage. On voit donc, même dans la forme traditionnelle de la responsabilité, la distinction entre la faute d’un côté et l’impact de l’autre.

Le concept de responsabilité dans le service public est problématique justement parce qu’il se réfère à l’idée de pouvoir. Or, en tout cas en France, j’ai pu constater que le rapport entre pouvoir politique et pouvoir administratif était frappé par le jeu croisé de deux tabous.

Le tabou sur le pouvoir politique et celui de la compétence. Lors de la création de l’INET de Strasbourg, a été débattue la question de savoir si ce serait un lieu de formation des cadres supérieurs de la fonction publique territoriale ou également un espace de formation pour les élus. Cette hypothèse de la formation des élus a fait bondir certains. Pourquoi ? Parce que dans le cadre traditionnel de la pensée sur la démocratie, l’élection est assimilée au Saint-Esprit. Le verdict des urnes c’est le Saint-Chrême. L’onction des urnes dispense de la compétence. La légitimité ne descend plus du ciel mais des urnes. Dès lors la question de la compétence est renvoyée à la nécessité pour le pouvoir politique de s’appuyer sur des fonctionnaires qui sont sensés, eux, détenir une compétence concrète, connaître les règles de l’art. Et j’ai pu noter qu’un peu partout dans le monde, la question de la formation des élus se pose mais est rarement traitée de manière frontale comme si elle était contraire à l’esprit même de la démocratie.

Et le tabou symétrique, chez les fonctionnaires, est celui du pouvoir : leur pouvoir est énorme mais inavouable, puisque seuls les élus sont supposés détenir un pouvoir légitime. Je me souviens à ce sujet avoir animé il y a une quinzaine d’années un séminaire de secrétaires généraux de grandes villes. Je leur ai demandé s’ils avaient créé un espace collectif de réflexion sur la nature de leurs pouvoirs. Cris d’orfraie ! Dans la fonction publique territoriale, on a le droit de réfléchir ensemble à tout, aux règles de gestion des stations d’épuration, à la concession de transports publics ou à la gestion de la voirie, mais certainement pas au pouvoir. Ce serait entrer en conflit avec les élus. Par ce tabou on crée une zone d’ombre extraordinaire. La technocratie, ce n’est rien d’autre qu’un pouvoir qui s’avance masqué, qui n’ose pas s’avouer, qui n’ose pas se dire légitime.

La conséquence de ces deux tabous croisés est considérable. L’absence de réflexion sur le pouvoir interdit de s’interroger sur sa nature même : or, selon moi, le pouvoir n’est pas un gâteau que l’on se partage, contrairement à ce que pensent les féodaux, c’est-à-dire 90 % de nos élites en France, mais une construction sociale. Le philosophe Paul Ricoeur en a d’ailleurs donné une belle définition : « le pouvoir naît quand les hommes s’assemblent ; il disparaît quand ils se séparent ». Penser le pouvoir en terme de construction sociale, considérer les jeux de pouvoir non pas comme des jeux à somme nulle, où celui qui gagne du pouvoir le prend à quelqu’un d’autre, mais comme le moyen collectif d’avoir prise sur son destin amène à considérer de manière toute différente les relations entre pouvoir administratif et pouvoir politique.

La seconde conséquence du tabou sur le pouvoir est que l’on prête, dans les décisions qui sont prises, une attention excessive au moment où est prise la décision. Notre vocabulaire courant parle d’ailleurs de « décideur ». C’est un mot qui me fascine, comme si l’on décrivait une sorte de machine à décider. Or, vous savez tous, au quotidien, que ce qui compte dans une décision c’est tout ce qui se passe avant, tout le processus d’élaboration conduisant à sélectionner une solution possible.

J’ai longuement développé cette idée dans le livre « l’État au cœur ». J’y raconte que plus une situation est complexe et plus il est difficile d’imaginer sérieusement des alternatives, ce qui donne un sérieux coup à l’idée que « gouverner c’est choisir », comme si en permanence les responsables étaient en face de solutions alternatives également élaborées et également crédibles. Selon moi, gouverner aujourd’hui, dans un monde complexe, c’est au contraire organiser le processus par lequel on essaie de dégager une convergence entre des forces et des intérêts plus ou moins opposés, jusqu’à identifier une solution satisfaisante. Si mon hypothèse est exacte, le moment de la décision est secondaire. La véritable décision est d’organiser le processus à travers lequel pourra émerger une solution satisfaisante pour le plus grand nombre. Or dès que l’on déplace l’attention du moment de la décision au processus d’élaboration d’une solution satisfaisante, la nature du pouvoir et la nature de celui qui le détient se transforme. Cela ne change rien à la légitimité du maire, du ministre ou du gouvernement de prendre la décision finale mais, dans les faits, on doit admettre que le véritable pouvoir se situe en amont de la décision.

Pour les mêmes raisons, la pensée traditionnelle sur le pouvoir conduit à confondre deux notions, celle de légalité – les décisions ont elles été prises dans les formes et par les personnes en charge de les prendre – et la légitimité. Un pouvoir peut s’exercer sous des formes légales sans pour autant être reconnu par les citoyens comme légitime. S’interroger sur la nature de la responsabilité conduit donc à s’interroger sur les conditions de légitimité du pouvoir.

Reprenons à la racine la définition traditionnelle de la responsabilité. Responsabilité vient du mot latin respondere, qui veut dire « le devoir de répondre ». La responsabilité, dans le champ juridique, se définit ainsi par trois termes : de quoi doit-on rendre compte ? à qui doit-on rendre compte ? avec quelles sanctions éventuelles ?

De quoi rendre compte ? La responsabilité s’arrête-t-elle à l’exécution des ordres donnés par les supérieurs ? La réponse est non. C’est tout le débat historique développé à propos de l’armée : un militaire est-il exonéré de sa propre responsabilité personnelle s’il a exécuté un ordre illégal ? Mon officier m’a donné l’ordre d’exécuter le prisonnier dans une « corvée de bois », suis-je exonéré de ma responsabilité ? Bien sûr, dans la fonction publique, la question se pose rarement de façon aussi dramatique mais, sur le fond, elle se pose dans des termes analogues. Dans l’armée, la question de la responsabilité est celle de la confrontation entre deux ordres de devoir : le devoir de loyauté et d’obéissance d’un côté ; le devoir d’humanité de l’autre. Et la jurisprudence a été de plus en plus claire sur la hiérarchie de ces loyautés : l’obéissance à un ordre illégal n’exonère pas le subordonné de sa responsabilité. Quand le respect du devoir d’humanité est en jeu c’est la désobéissance à l’ordre d’un supérieur qui doit être la règle quelles qu’en soient les conséquences concrètes.

Tout fonctionnaire de responsabilité, dans le service public, est confronté un jour ou l’autre à cette même hiérarchie des devoirs. Il m’est personnellement arrivé, comme fonctionnaire d’État, de recevoir des ordres illégaux, par exemple non conformes au code des marchés ou au code régissant le domaine de l’État. Je les ai refusés, avec évidemment comme conséquence d’avoir acquis la réputation d’avoir un cou raide.

Deuxième question, de quoi rendre compte ? Au niveau le plus simple, il s’agit seulement de rendre compte du respect des règles, qu’il s’agisse des règles juridiques ou des règles de l’art. Mais dans la pratique, la responsabilité réelle s’étend à l’ensemble de mes actes et c’est cet ensemble dont je dois être capable de rendre compte, indépendamment de savoir s’il y a eu ou non faute.

Ma responsabilité est-elle engagée uniquement à l’aune des actes que j’ai commis ou s’étend elle aussi à des actes que je n’ai pas commis, qu’il était en mon en pouvoir de commettre mais que je n’ai pas commis par lâcheté, paresse, peur ou conformisme ? C’est la question posée dans l’Évangile par la parabole des talents : suffit-il d’avoir conservé des talents bien cachés pour honorer la confiance du maître ou a-t-on le devoir de les faire fructifier ? Le jeu de mots sur les « talents » qui désignent dans la parabole des pièces de monnaies mais désignent aussi dans le vocabulaire courant nos capacités, n’est pas anodin. Suffit-il d’avoir rempli nos responsabilités a minima ou a-t-on le devoir, au sein de l’action publique, de faire usage de tous nos talents au service de la société ?

Et cette question renvoie à la seconde: à qui ai-je à rendre compte ? au patron ? aux collègues ? aux citoyens de ma cité ? à la société toute entière ? Toutes ces questions se posent de façon très concrète. Rendre compte au patron, c’est la moindre des choses et cela ne pose de problème à personne. Rendre compte aux collègues, formant avec eux un groupe social détenant un pouvoir et soucieux d’en faire bon usage est déjà une question plus difficile en raison, comme je l’ai dit tout à l’heure, du tabou qui touche au pouvoir : il n’y a pas dans la fonction publique d’espace collectif pour réfléchir aux dilemmes éthiques que soulève la question de la responsabilité. Dans certaines professions, le corps professionnel s’est doté d’un ordre – ordre des architectes, des notaires, des médecins etc.. - élaborant notamment des principes déontologiques communs, ce qui revient à devoir rendre compte de l’exercice de responsabilité à la communauté des collègues. Dans la fonction publique, il n’y a pas à ma connaissance d’équivalent.

Troisième niveau, rendre compte aux citoyens de la cité. C’est semble-t-il la moindre des choses, c’est grâce à leurs impôts que nous sommes payés. Mais on arrive alors au quatrième niveau : rendre compte aux citoyens au delà des limites de la cité, ce qui est normal dès lors que l’impact de mes actes déborde de ces limites. C’est ce que reflète l’idée de responsabilité sociétale.

L’exemple le plus classique de gestion des conflits de loyauté est celui des lanceurs d’alerte. Une proposition de loi est actuellement en discussion en France à ce sujet. Elle concerne avant tout le monde scientifique mais la notion de lanceurs d’alerte s’étend à tous les salariés, en particulier aux cadres. Ainsi, si j’observe des situations de corruption, si je constate que les actes posés par la ville dans laquelle je travaille sont néfastes à la société, à qui ai-je à rendre compte en définitive ? Ou encore quelle est la hiérarchie de mes loyautés ? Qu’il s’agisse des scientifiques ou des fonctionnaires les dilemmes éthiques sont partie intégrante de la fonction.

L’intérêt de légiférer sur les lanceurs d’alerte, est d’assurer une protection juridique à ceux qui ont le courage de donner l’alerte, d’esquisser a contrario une jurisprudence relative à la responsabilité de ceux qui ne l’auraient pas donnée tout en ayant connaissance de faits illicites ou contraires aux intérêts de la société. Bien entendu, aucune loi n’empêchera les conséquences négatives pour la carrière de ceux qui ont, par leurs actes, affirmé la prééminence des devoirs vis-à-vis de la société sur les devoirs vis-à-vis des patrons ou des collègues, mais cela créé de nouvelles références professionnelles.

Venons en au dernier volet de la responsabilité, celui des sanctions. La plupart des actes irresponsables ne sont pas nécessairement illicites. Le droit de la responsabilité est construit sur un triptyque : celui qui créé le dommage ; celui qui subit le préjudice ; le tiers qui dit le droit et dit la sanction. Dans la plupart de nos activités, la responsabilité ne va jusqu’à cette dimension juridique. C’est donc plutôt autour de la construction d’un milieu professionnel qu’il faut élaborer une pensée sur la responsabilité sociétale. Le Centre National de Formation du Personnel Territorial peut en être un lieu d’élaboration essentiel, permettant une réflexion collective sur les dilemmes éthiques, sur la hiérarchie des loyautés, sur les valeurs portées par le milieu. L’une des sanctions majeures, implicites, est en effet celle de l’estime des pairs. Nous avons contribué au lancement de l’initiative internationale pour la responsabilité des cadres (www.iresca.net). La question de la création d’espaces collectifs de réflexion sur les dilemmes éthiques y est apparue comme une priorité. Dans le cas de la fonction publique territoriale, le CNFPT en serait le lieu naturel.

J’ai évoqué comme sanction implicite de la responsabilité l’estime des pairs. Il faudrait y ajouter plus largement l’image de la fonction publique. Je suis en effet frappé, même si les choses évoluent, de la différence de prestige entre fonctionnaires d’État et fonctionnaires territoriaux, alors que selon moi c’est au niveau territorial que se fait aujourd’hui le travail le plus important pour les sociétés. Mais j’avais noté, il y a une quinzaine d’années, que dans l’esprit des secrétaires généraux de mairies, l’estime dont ils jouissaient auprès de l’opinion publique restait limitée : sont-ils des larbins du maire ? des exécuteurs de basses œuvres ? des portes serviette ? les patrons de services publics essentiels au quotidien de la population ? L’estime publique est le troisième niveau de sanction.

Enfin, le quatrième niveau de sanction, le plus intime, c’est tout simplement le bonheur. Nous vivons dans un monde schizophrène. Cette schizophrénie se manifeste par la contradiction, si fréquente, entre ce à quoi nous croyons et ce que nous devons faire. Cette contradiction, toutes les enquêtes le montrent, est une source de stress considérable. Elle a pour conséquence la perte de sens du travail. D’où l’importance d’harmoniser les valeurs que véhicule la société, valeurs dans lesquelles la responsabilité prendra une place croissante, et les valeurs du milieu professionnel.

II. Les nouvelles figures de la responsabilité

Aux raisons traditionnelles pour lesquelles la responsabilité est au cœur de l’exercice du service public s’en ajoute une, plus nouvelle et plus impérieuse encore : la responsabilité est au cœur de l’éthique contemporaine. Et ceci renouvelle la conception de votre propre responsabilité, pour trois raisons de nature différente:

Ces trois raisons peuvent vous paraître disparates. Elles ont au contraire un point commun essentiel, caractéristique du monde contemporain, le décalage entre notre système de pensée, notre système institutionnel et les nécessités de notre temps. Nous sommes en effet héritiers de structures mentales, de systèmes conceptuels et juridiques, de systèmes institutionnels qui ont tous pour caractéristique d’avoir deux à trois siècles d’âge. Démocratie représentative, Etat souverain, prééminence du droit national, économie de marché, l’université elle-même tels que nous les connaissons remontent pour l’essentiel au XVIIIe et du début du XIXe siècle. Notre quotidien est donc peuplé d’idées, de concepts, de règles, de droits et d’institutions inventés il y a 200 ou 250 ans.

Ces structures mentales et institutionnelles n’ont donc pas été inventées pour répondre aux défis du monde radicalement interdépendant qui est le nôtre. De sorte que les dysfonctionnements sont extrêmement nombreux et que nous sommes engagés dans une véritable course de vitesse entre les conséquences de ces dysfonctionnements d’un côté et notre capacité à repenser les systèmes conceptuels et institutionnels de l’autre. Il y va tout simplement de la survie de nos enfants et nos petits enfants. C’est pourquoi les trois raisons que je viens d’évoquer se réfèrent l’une à la nécessité d’adopter des valeurs communes pour gérer notre unique et fragile planète, la seconde à la nécessité de repenser la gestion de nos sociétés (la gouvernance) et la troisième à la nécessité d’engager la transition vers des sociétés durables.

La responsabilité au cœur de l’éthique du XXIe siècle.

Notre monde est devenu radicalement interdépendant. Les interdépendances entre les sociétés et entre l’humanité et la biosphère ont pris des proportions radicalement nouvelles. Cela se manifeste aussi bien par le changement climatique ou la disparition accélérée des espèces que par les concurrences, aujourd’hui encore plus ou moins pacifiques mais demain guerrières sur les ressources naturelles d’Afrique, d’Amérique Latine ou d’Asie Centrale.

Mais face à ces interdépendances, nous n’avons su créer ni un droit international, ni une gouvernance mondiale à l’échelle des défis et, plus fondamentalement, nous n’avons pas encore su construire une communauté mondiale, la conscience d’un destin commun sans laquelle nous ne serons pas prêts à consentir aux sacrifices nécessaires à notre survie. Pour l’instant, comme l’a encore montré en juin 2012 la conférence internationale Rio + 20, tenue à l’occasion du 20e anniversaire du Sommet de la Terre, la conscience de nos solidarités et leurs expressions morale, juridique et politique se trouvent largement circonscrites dans les frontières nationales. Nous imaginons pouvoir gérer les interdépendances par les relations traditionnelles de la diplomatie, qui confronte les intérêts dits nationaux.

Or, l’histoire et l’anthropologie montrent que toute communauté se fonde sur la notion de réciprocité : quelque soit mon égoïsme personnel, si je veux que l’autre prenne en compte ce que je suis, je dois prendre en compte ce qu’est l’autre. L’anthropologie montre que la notion de droit des individus n’est pas une notion universelle, on ne la trouve pas dans toutes les cultures et la notion est même intraduisible dans de nombreuses langues. En effet, pour qu’émerge l’idée de droit des personnes, il faut au préalable qu’émerge la notion d’individu au sein de la communauté, voire la prééminence de l’individu sur la communauté, ce qui est une construction spécifiquement occidentale. Certes, en tant qu’Occidental, je ne peux qu’être ravi de l’adoption en 1948, par les vainqueurs de la deuxième guerre mondiale, de la Déclaration universelle des droits de l’homme et je me réjouis de l’impact positif qu’a eu cette Déclaration au fil des décennies sur le droit international, mais il n’empêche que je dois reconnaître que cette notion n’est pas universelle.

Par contre, dès lors que nous avons à gérer un monde interdépendant, nous devons faire émerger l’idée de communauté mondiale et cela n’est possible qu’en reconnaissant les relations de réciprocité entre moi et n’importe quel autre individu de la planète. Cela implique par exemple que je reconnaisse ma responsabilité sur l’impact qu’a sur le monde entier le mode de vie occidental. Mais, du point de vue juridique, cette reconnaissance, avec ses trois volets -celui qui commet l’acte, celui qui subit le préjudice, le tiers chargé de dire le droit et d’imposer la réparation du préjudice-, n’existe pas. J’en prendrai un exemple, tiré de l’actualité. Les troupes françaises sont engagées au Mali. La déstabilisation de ce pays, cause de l’intervention française, est la conséquence directe de la manière dont la France, l’Angleterre et l’OTAN sont intervenues en Libye, en laissant filer vers le Sahel les mercenaires avec leurs véhicules et leurs armes. J’ai demandé à des juristes de l’ONU si la responsabilité de l’OTAN, de la France ou de l’Angleterre pourrait être invoquée par le Mali. La réponse est négative : le droit international est muet sur les conséquences de nos actes quand ils débordent des frontières.

C’est pourquoi, qu’il s’agisse de nos modes de vie, du fonctionnement de l’économie ou des marchés financiers, voire de la recherche scientifique, l’irresponsabilité est au cœur du monde contemporain. Et c’est pourquoi aussi nous ne pourrons progresser qu’en reconnaissant, au plan éthique puis au plan juridique, l’universalité de la responsabilité. Ceci implique notamment de compléter au niveau des Nations-Unies la Déclaration universelle des droits de l’homme, qui a servi de socle à l’élaboration d’un droit international dans les décennies qui viennent de s’écouler, par une Déclaration universelle des responsabilités humaines. Avec un réseau international, le Forum Éthique & Responsabilité, nous avons élaboré l’esquisse d’une telle Déclaration que vous trouverez en annexe de la présente conférence. Je voudrais extraire de ce texte quelques idées qui s’appliquent très directement à l’exercice par les fonctionnaires locaux de leur responsabilité sociétale.

Tout d’abord, la notion de proportionnalité. Chacun, petit ou grand est responsable. C’est un constat qui parfois choque les défenseurs des droits de l’homme qui travaillent auprès des groupes dominés et estiment que la responsabilité est l’apanage des puissants tandis que les dominés n’ont qu’à revendiquer leurs droits. Mais ce qui me frappe dans les expériences que nous avons menées est que ce point de vue n’est pas partagé avec ces groupes dominés eux-mêmes. Je pense à ces femmes dans les bidonvilles d’Afrique ou les favelas d’Amérique latine qui clament haut et fort : ne serait-ce qu’en tant que mère de famille, nous avons des responsabilités ! Et ces groupes revendiquent leurs responsabilités parce qu’être responsable c’est s’affirmer sujet de l’histoire et non pas un ballon que l’on se renvoie d’une ONG caritative avec d’autres. Ce qu’elles revendiquent, ces femmes, ce n’est pas qu’on les exonère de leurs responsabilités, c’est tout simplement que les puissants, eux, assument leurs responsabilités en proportion de leurs pouvoirs. D’où l’importance du principe de proportionnalité de la responsabilité aux savoirs et aux pouvoirs.

Deuxième idée, ma responsabilité concerne l’impact, prévisible ou non de mes actes. La responsabilité ne se réduit aucunement à l’idée de faute ou de non respect des règles. Quand Georges Bush senior proclama à la tribune du Sommet de la terre en 1992 que le mode de vie américain n’était pas négociable, il ne pouvait être critiqué du point de vue du droit. J’oserais même dire qu’il était irréprochable du point de vue classique de la démocratie : il ne faisait que refléter le désir de ses électeurs de conserver le mode de vie américain ! De la même manière, le président directeur général qui ne s’intéresse qu’au résultat financier de son entreprise est, sous l’angle du droit, parfaitement loyal à l’égard de ses actionnaires. Pourtant, les deux sont parfaitement irresponsables du point de vue de leur responsabilité sociétale. L’idée que la responsabilité s’étend à l’impact de tous les actes et peut donc s’objectiver, indépendamment de la question de savoir quelles étaient les intentions qui ont présidé à ces actes ou quelle était la capacité à prévoir leurs conséquences dommageables, met en évidence la distinction entre faute, prévisibilité et responsabilité objective.

Troisième idée, si le dommage est irréversible, la responsabilité est imprescriptible. Cela concerne tout particulièrement aujourd’hui la question de la dette des pays riches vis-à-vis des pays pauvres. L’éminent écologiste indien Anil Agarwal avait déjà posé il y a plus de vingt ans une question embarrassante : à qui appartiennent les puits de carbone de la planète ? Comme vous le savez si notre planète n’est pas encore, pour reprendre l’expression de Michel Rocard, une poêle à frire c’est parce que l’essentiel du CO2 est absorbé par ce que l’on appelle les grands puits de carbone, au premier rang desquels les océans. Les océans ne nous appartiennent pas plus qu’ils n’appartiennent aux autres peuples de la terre. Mais dans la pratique, puisque ces puits absorbent avant tout le gaz carbonique en excédent en provenance des pays riches, tout se passe comme si nous nous étions approprié ces puits de carbone planétaires. Un jour la question nous sera posée de notre dette vis-à-vis des autres peuples.

Prenons en un exemple proche des collectivités territoriales, celui de l’évolution de nos structures urbaines. Chacun sait que l’étalement urbain rendra un jour très difficile l’adoption de modes de transport peu coûteux en énergie. Or, ces structures urbaines ont une longue durée de vie. La responsabilité de ceux qui soutiennent cet étalement pourra parfaitement être invoqué dans 50 ans.

Quatrième idée, la responsabilité est toujours à la fois personnelle et institutionnelle : la responsabilité d’une institution ne dédouane pas ses responsables ; la responsabilité des responsables ne dédouane pas celle des institutions.

Le principe de responsabilité conduit à celui de souveraineté fonctionnelle : il ne peut y avoir de souveraineté absolue sur une terre, sur le territoire d’une ville, sur le territoire d’un État. Tout au plus peut-on reconnaître la gestion d’une partie d’un bien commun mondial, qui imposera que l’on rende compte de l’usage qui en aura été fait. Selon l’expression consacrée, nous ne possédons pas la terre, nous l’empruntons à nos enfants. Nous ne sommes que des avoués de la planète, en charge d’en gérer une portion.

Voilà cinq illustrations des nouvelles figures de la responsabilité. Après l’avoir ainsi définie, voyons à quels niveaux cette responsabilité s’exerce et se trouve régulée. En fait, à trois niveaux différents : le niveau personnel, le niveau collectif professionnel et le niveau juridique et international.

Le premier niveau est celui des convictions personnelles. J’en ai déjà dit l’importance à propos de la schizophrénie qui nous guette et à propos de la mise en cohérence de ce à quoi nous croyons et ce que nous faisons. Mais même ce niveau personnel concerne la collectivité, parce que les convictions personnelles ne se forgent pas dans l’abstrait. Elles sont le reflet des valeurs véhiculées par la société et une des dimensions de la formation.

On sait que dans beaucoup d’entreprises, l’éthique est réduite à un simple « supplément d’âme » et il suffit que l’entreprise s’assure les services d’un déontologue professionnel pour considérer que le problème est réglé. De même, on s’imagine parfois qu’il suffit d’ajouter une unité de valeur telle que « éthique de la science et de la technique » pour doter les futurs ingénieurs, les futurs fonctionnaires, les futurs chercheurs d’une boussole personnelle. Or, l’expérience prouve que l’on produit aujourd’hui, dans l’université et dans les grandes écoles, des jeunes qui seront confrontés à des dilemmes difficiles auxquels ils n’étaient pas préparés. Il faut dire qu’il est très difficile d’enseigner l’éthique de la responsabilité au stade de la formation initiale, car on ne comprend bien des dilemmes éthiques que lorsqu’on les a personnellement vécus. C’est donc au sein de la formation permanente que la réflexion sur l’éthique de la responsabilité devrait occuper une place essentielle.

J’ai déjà évoqué le constat de l’initiative internationale pour la responsabilité des cadres relatif à l’isolement dans lequel se trouvent leurs membres face aux dilemmes éthiques qu’ils affrontent. Un psychanalyste, Bernard Sigg, a écrit à propos de la guerre d’Algérie un beau livre : « Le silence et la honte ». Il raconte l’isolement moral des gens qui ont torturé : ils n’ont jamais pu en parler à leur famille, avec leur voisinage, avec leurs collègues. Ils meurent en ayant gardé en eux leur drame. Bien sûr, les fonctionnaires locaux ne sont pas, Dieu merci, confrontés à des situations si extrêmes et dramatiques mais néanmoins on observe le même phénomène d’isolement, d’inavouable.

Aujourd’hui encore, reconnaissons le, la réflexion éthique est marginalisée dans l’entreprise comme dans le service public. Je me souviens d’une thèse récente, lauréate du prix Le Monde de la recherche universitaire, écrite par une femme qui avait été en charge du service déontologie d’une grande banque. Son patron, raconte-t-elle, lui disait en substance : « l’éthique, c’est vous, le business, c’est moi ». De ce point de vue, le statut de l’éthique de la responsabilité est assez comparable dans nos institutions actuelles au statut du développement durable : tout le monde en parle, on met en place des politiques spécifiques à ce sujet mais celles-ci demeurent à la marge de la stratégie générale de l’entreprise ou de la ville.

Je me trouvais en novembre dernier à faire une conférence au Canada. Nous avons tous en tête une imagerie du Canada, héritée des bandes dessinées, avec la police montée et des citoyens éperdument respectueux du droit. Or, le Québec est en état de choc. Il y a quelques mois, les maires de Montréal et Laval, les deux villes les plus importantes, ont démissionné pour corruption. La population effarée découvre un système local totalement corrompu. Dans ce contexte, l’émission la plus regardée était une sorte de télé réalité créée par les autorités judiciaires canadiennes qui, pour obtenir que les choses soient dites, ont promis l’immunité juridique à ceux qui accepteraient de s’exprimer publiquement devant la Commission d’Enquête. Nombreux sont mes interlocuteurs qui m’ont cité la même anecdote : un ingénieur en chef de ville expliquant sans rire à la Commission que malheureusement, à l’époque des faits il n’y avait pas encore eu de code de conduite adopté par sa ville et que dans ces conditions, il n’avait pas pu s’appuyer sur les principes clairs de conduite ! Le principe d’honnêteté, en d’autres termes, n’existait que pour autant qu’un texte officiel de la ville l’énonce. Inutile de dire que toute la société québécoise est écroulée de rire… pour ne pas pleurer.

C’est dire l’importance de mettre la réflexion collective sur l’éthique de la responsabilité au centre de votre formation permanente. Mais cela dépasse les frontières de la France. Je n’ai pas trouvé à ce jour de réseau international de fonctionnaires partageant la même volonté d’exercer pleinement leur responsabilité, comme il en existe pour les cadres d’entreprises, pour les chercheurs, pour les militaires ou encore pour les journalistes.

La responsabilité, au cœur de la gouvernance

J’en viens à la seconde dimension nouvelle de la responsabilité, celle qui est liée à la révolution de la gouvernance. Les exemples d’inadaptation de nos modes de gestion actuels de la société au défi du monde contemporain sont nombreux. Je n’en prendrai qu’un seul, celui de la démocratie. Selon moi, comme je l’ai exposé dans mon dernier ouvrage, « Sauvons la démocratie ! », la démocratie représentative est en crise. Cette crise, au moment des élections présidentielles, peut être masquée par l’engouement populaire pour les débats télévisés entre les candidats ou par le taux élevé de participations aux élections. Mais, en réalité, les débats télévisés sont regardés avec le même œil que les matchs de foot. Quand dans les enquêtes on demandait aux gens s’ils pensaient que le choix d’un président plutôt que d’un autre allait changer leur vie, les gens répondaient « non, bien sûr que non ! ». Ce qui signifie que le choix d’un président ne leur paraît pas le moyen de peser sur la destinée collective, ce qui est pourtant le cœur de l’idéal démocratique. C’est tout simplement parce que les objets de la politique, sa temporalité, l’échelle à laquelle elle s’exerce ne correspondent plus à ce qui est en train de transformer leur vie.

En réalité, la démocratie représentative telle que nous la pratiquons est née à l’époque du voyage à cheval, à l’époque où un pourcentage limité seulement de la population était alphabétisé, à l’époque où le seul moyen de transmission de l’information était l’écrit, à l’époque où l’espace national représentait 99 % de la vie. Prenez ces quatre caractéristiques et vous avez le système actuel de démocratie représentative.

Peut-on palier à cette crise en introduisant une dose de démocratie participative, comme on l’entend dire souvent ? Je n’en suis pas sûr. Par provocation, je qualifie parfois la démocratie participative, telle qu’elle fonctionne réellement, de « démocratie occupationnelle » : faute d’avoir prise sur les grandes évolutions dont dépend la destinée collective, on invite des citoyens à consacrer beaucoup de temps à des décisions mineures.

J’ai consacré deux ouvrages à la révolution de la gouvernance. Le premier, écrit avec un de mes collègues, André Talmant, s’intitule « l’État au cœur ». Il est consacré à la réforme de l’État et aux raisons pour lesquelles la France semble si peu capable de reformer son État. Le second, « La démocratie en miettes » trace les grandes lignes de la révolution de la gouvernance.

Ce n’est pas ici le lieu de faire un exposé général sur cette révolution et je n’en retiendrai que quelques points particuliers, directement en relation avec le changement de nature de la responsabilité des fonctionnaires locaux.

L’art de la gouvernance peut se définir par deux composantes : l’art de gérer les relations ; l’art de produire à la fois plus d’unité et de diversité, ce que ne permettent pas les règles uniformes.

L’art de gérer les relations interpelle très directement le fonctionnement des collectivités territoriales. Dans beaucoup de villes, le Conseil municipal est organisé avec un Maire et des Maires adjoints dont chacun exerce une autorité directe sur un service. Dans ces conditions, le secrétaire général n’a pas les moyens de réellement faire travailler les services entre eux, ce qui, dans l’esprit de beaucoup de maires adjoints, amoindrirait leur propre autorité. Dans ces conditions, il s’apparente parfois plus à un gestionnaire des ressources humaines de la ville qu’à un véritable coordonnateur et patron des services. Malheureusement, ce mode de fonctionnement ne permet pas de gérer les relations entre les différents domaines de la gouvernance. Ce cloisonnement administratif et politique n’est pas l’apanage des collectivités territoriales. On le retrouve au niveau national, avec la segmentation des activités des différents ministères, et au niveau européen, avec le cloisonnement des différentes directions générales de la Commission. Concevoir une gouvernance qui met en relation les différents problèmes est à la portée des villes ; c’est même une des supériorités potentielles, essentielles de l’action territoriale. Mais bien souvent, cela impliquera de s’affronter à la féodalité des maires adjoints. Quant à la manière de produire à la fois plus d’unité et plus de diversité, je vais le détailler un peu plus loin.

L’analyse comparative internationale a conduit à identifier cinq principes généraux de la gouvernance dont je vais extraire ce qui met en perspective l’idée de responsabilité.

Premier principe, le pouvoir doit être légitime. La légitimité, au contraire de la légalité, qui est factuelle et objective, est une notion subjective : le sentiment de la majorité des citoyens d’être « bien gouvernés ». Toutes les enquêtes internationales mettent en évidence un paradoxe troublant de la démocratie : même dans les pays démocratiques, là où le peuple choisit librement ses dirigeants, le corps politique est l’un de ceux en qui on a le moins confiance ! Ce paradoxe est une bonne mesure du fossé qui s’est créé entre égalité et légitimité. De ce point de vue, les collectivités territoriales continuent à jouir d’un avantage comparatif essentiel : la figure un peu paternelle (ou maternelle) du maire, incarnation la plus personnelle du pouvoir, est celle qui tire le mieux son épingle du jeu, celle où la distance entre l’égalité et légitimité est la moins grande. Il n’empêche que la réflexion sur les conditions de la légitimité reste essentielle.

Dans la « Démocratie en miettes », j’ai identifié plusieurs de ces conditions. Je n’en citerai qu’une, qui concerne directement votre action : le principe de moindre contrainte. Toute régulation publique est par définition une réduction de la liberté personnelle de chacun. Elle doit donc être clairement et publiquement justifiée. Il y a 35 ans, j’ai été pour le Ministère de l’Équipement haut responsable d’un arrondissement du Nord de la France, l’arrondissement de Valenciennes, et je me suis passionné pour le permis de construire. A l’époque dont je vous parle, l’instruction des permis de construire était dans notre administration assez dévalorisée. Ce qui était noble, c’était de construire des autoroutes ou des grands ponts, pas d’instruire des permis de construire. Or, selon moi, la délivrance des permis de construire est le lieu où se confrontent le plus directement la « violence d’État », exprimée par la capacité de refuser, et les aspirations des citoyens. Quand vous avez à expliquer à une famille pourquoi la défense du « bien commun » conduit à lui interdire d’agrandir sa cuisine, j’aime mieux vous dire que vous avez intérêt à bien argumenter. Vous découvrez alors, souvent, que le code de l’urbanisme, c’est-à-dire l’application de règles uniformes à une très grande diversité de situations n’est pas bien adaptée au principe de moindre contrainte, qui imposerait que dans chaque cas on se demande comment atteindre le bien commun tout en limitant le moins possible la liberté d’initiatives des familles. Essayez par la pensée d’examiner la plupart des régulations publiques à l’aune du principe de moindre contrainte et vous verrez que vous avez beaucoup de pain sur la planche !

Deuxième principe, la citoyenneté et la démocratie. Il est aujourd’hui de la responsabilité des collectivités territoriales d’associer les citoyens aux débats, de leur permettre de retrouver prise sur leur destin. Mais c’est plus facile à dire qu’à faire. Dans le livre « Sauvons la démocratie », j’ai dégagé six principes méthodologiques pour parvenir à de véritables débats citoyens. Aujourd’hui, ces principes sont très rarement réunis. La réussite de l’association des citoyens à la marche de la cité suppose un long apprentissage de la citoyenneté, qui ne va pas sans mettre à disposition des simples citoyens le meilleur des leçons tirées de l’expérience locale, nationale et internationale.

Or, l’échange rigoureux d’expériences est déjà assez limité pour les professionnels eux-mêmes et il est très rare que les collectivités territoriales soient en mesure de mettre à disposition de leurs propres citoyens le meilleur de l’expérience internationale sur un sujet donné. En outre, si l’on veut permettre aux citoyens d’avoir pris sur leur destinée, il faut envisager l’action et le débat public de façon très large.

Je prendrai pour exemple un échange récent que j’ai avec la ville de Turin. Elle a lancé l’idée d’une coopérative de consommateurs et se trouve submergée par les réponses positives des citoyens à cette idée. Pourquoi cet enthousiasme ? Parce que les gens sont conscients que leur mode de vie et leur mode de consommation ne sont pas durables. Mais, abandonnés à eux-mêmes, ils ne peuvent que vivre la schizophrénie du citoyen d’un côté et du consommateur de l’autre. On le voit bien avec l’agriculture biologique : bon nombre de nos concitoyens souhaiteraient par leurs consommations soutenir une agriculture plus respectueuse de la planète, mais si les produits issus de l’agriculture biologique restent des produits de riches, le différentiel de coût avec les produits ordinaires ne permet pas à la majorité des familles de les acquérir quotidiennement. Ils ont collectivement le désir de devenir des consommateurs responsables, mais cela implique de nouvelles formes de démocratie, des espaces de négociation avec les hypermarchés, des achats groupés, une action au niveau de la restauration collective (maisons de retraite, hôpitaux, écoles, etc), un impact sur les chaînes agro-alimentaires. Ce sont de nouvelles formes de citoyenneté responsable et les villes peuvent jouer un grand rôle pour les développer et les organiser.

Le troisième principe de gouvernance peut se résumer par la phrase suivante : « on n’enfonce pas un clou avec un tournevis et une vis avec un marteau ». En d’autres termes, on doit se demander en permanence s’il y a adéquation entre les dispositifs publics et les buts recherchés. Si vous passez en revue l’action publique, vous constaterez que bien souvent on veut enfoncer des clous avec des tournevis et des vis avec des marteaux. Je me réfère souvent à l’exemple de la gestion des ressources naturelles. Les régimes de gouvernance de ces ressources sont-ils adaptés à la nature même de ces biens ? La réponse est non. Vous trouverez dans l’ouvrage « Essai sur l’oeconomie » un chapitre précisément consacré à l’analyse de la nature des différentes catégories de biens et de services d’où j’ai déduit les régimes de gouvernance adaptés à chacun d’eux. Dans la révision des politiques publiques, vous êtes amenés à faire le même exercice pour vous-mêmes.

Quatrième principe de gouvernance, l’articulation des échelles. Je vous mets au défi de trouver un seul vrai problème de la société qui puisse aujourd’hui être traité à un seul niveau. Mais c’est précisément ce qu’en France, et dans bien d’autres pays, on s’acharne à faire. Pour la petite histoire, j’étais sous-directeur à la direction de l’Urbanisme lors de la négociation des premières lois sur la décentralisation, impulsées par Gaston Deferre et c’est précisément en raison de mon désaccord avec Gaston Deferre que j’ai décidé de démissionner de mon poste. Gaston Deferre était en effet convaincu, comme la quasi totalité des responsables politiques, que pour que la démocratie fonctionne, il faut que l’on sache clairement qui est responsable de quoi. De là est née l’idée de « blocs de compétence », chaque niveau de collectivités territoriales se caractérisant par ses compétences exclusives. Malheureusement, s’il était vrai que la démocratie ne fonctionne qu’à ce prix, cela signifierait que la démocratie n’est plus capable de traiter la réalité des problèmes de notre société ! Ce serait en deux mots le meilleur moyen de décrédibiliser la démocratie. En vérité, ce qui est au cœur de la gouvernance moderne c’est l’articulation des échelles, ce sont les règles de coopération entre les différents niveaux et ces règles doivent permettre précisément d’obtenir à la fois plus d’unité, plus de diversité, ce qui est, comme je l’ai évoqué tout à l’heure, la deuxième caractéristique de l’art de la gouvernance. Pas facile de faire pénétrer dans le monde institutionnel une idée aussi évidente, quand elle se heurte à des idées reçues aussi fortement enracinées. Il a fallu par exemple 15 ans pour qu’à Bruxelles, à la suite du Livre blanc du Comité des Régions européennes sur la gouvernance à multi-niveaux, on en vienne à se référer régulièrement à ce concept. Mais je me demande s’il est déjà arrivé jusqu’à Paris ! Or, cette articulation des échelles de gouvernance est appelée à modifier très profondément l’exercice de la responsabilité par les fonctionnaires. La notion qui est au cœur de la gouvernance à multi-niveaux est celle d’obligation de résultat : c’est au plus près du terrain, au plus près de la diversité des situations particulières, comme je l’ai évoqué à propos du permis de construire, que l’on peut trouver le meilleur moyen de combiner la recherche de l’intérêt général et la prise en compte du contexte. J’ai montré pour cela que le principe opérationnel était celui de la subsidiarité active : le niveau « du dessus » doit veiller à déterminer, par l’échange d’expériences, les principes généraux les mieux à même d’atteindre les buts visés, à charge pour le niveau « d’en-dessous » d’en proposer les traductions concrètes les mieux adaptées. Ce principe bouleverse le rôle des fonctionnaires, puisque l’on passe d’un « devoir de conformité » à un « devoir de pertinence ».

Le cinquième et le dernier principe de gouvernance est celui de la coproduction du bien public. Je participe actuellement activement aux discussions de différents réseaux de ville engagés dans la recherche de sociétés plus durables, de modes de vie moins consommateurs en énergie. L’expérience montre que pour que ça marche il faut une convergence des efforts des partis politiques, des citoyens, des services techniques et des entreprises. Cette coproduction du bien public implique de nouvelles attitudes de la part du service public et de nouveaux et clairs principes de partenariat. Je trouve particulièrement intéressant de voir que dans ces réflexions le corps administratif et le corps politique sont considérés comme deux corps distincts ayant chacun ses désirs et ses intérêts qu’il faut faire converger. Cela me fait penser aux réflexions du prospectiviste Thierry Gaudin qui observait, il y a longtemps déjà, qu’on ne peut transformer une réalité que lorsque l’on produit un corps de fonctionnaires militants qui ont la volonté de le faire, des gens formés, des gens qui y croient, etc. Sans cet engagement des techniciens, la volonté politique manque de débouchés concrets.

Le territoire, acteur pivot de l’économie au XXIème siècle

Je conclurai par la dernière dimension nouvelle de votre responsabilité, celle qui découle de l’importance des territoires et des villes au 21e siècle, ce que j’appelle « la revanche des territoires ». Par revanche, j’entends le fait que tout au long du 19e siècle et d’une grande partie du 20e siècle les territoires locaux, les villes, ont semblé perdre de l’importance au profit des États et des grandes entreprises.

J’ai observé qu’à tout moment de leur histoire les sociétés s’organisaient autour de ce que j’ai appelé des « acteurs pivot » : ce ne sont pas nécessairement les acteurs les plus puissants, mais ceux qui organisent le jeu économique, social et politique autour d’eux. La révolution industrielle avait fait émerger deux acteurs pivot, l’État et la grande entreprise, le premier constituant la structuration horizontale de la société et le second sa dimension verticale. La grande entreprise a émergé parce que c’était l’être vivant collectif le mieux adapté à la première révolution industrielle, dont l’enjeu était d’articuler des savoirs scientifiques et techniques -la mécanique, la physique, la chimie- des savoirs faire découlant des connaissances scientifiques et techniques, comme par exemple la métallurgie, des capitaux et de la main-d’œuvre. Parce que c’était l’être vivant collectif le mieux adapté à l’époque, l’entreprise et en particulier la grande entreprise s’est répandue dans le monde entier.

La question est de savoir si le 21e siècle sera structuré autour des deux mêmes acteurs pivot, s’ils continuent à être les mieux adaptés aux défis d’aujourd’hui. Il s’agit en effet d’articuler efficacité économique, cohésion sociale et équilibre à long terme entre une société et un environnement. Les deux acteurs les mieux placés pour y parvenir, selon moi, appelés à devenir les acteurs pivot du 21e siècle, sont d’un côté les filières de production (d’où la question de la co-responsabilité des acteurs sur les filières durables) et les territoires de l’autre.

Pour des tas de raisons historiques, les villes ne sont pas encore prêtes à assumer ces nouvelles responsabilités, même si elles en sont de plus en plus conscientes, et les fonctionnaires locaux peut-être encore moins que les villes elles-mêmes. Il faut se demander le rôle que vont jouer les territoires dans ce que j’appelle la transition de l’économie à l’oeconomie, en reprenant le sens étymologique du mot. Jusqu’au 18e siècle on ne parlait d’ailleurs pas d’économie mais bien d’oeconomie et le grand botaniste suédois Carl Von Linné la définissait très bien : c’est l’art de produire du bien-être pour toute la communauté dans le respect de la rareté des ressources. C’est d’ailleurs encore en ce sens que l’on parle communément d’économie domestique ou d’économie ménagère. Produire du bien-être pour tous dans le respect de la rareté des ressources de la planète, n’est-ce pas en effet le grand défi du 21e siècle ? Cela implique que les territoires doivent se concevoir comme des acteurs collectifs, en tant que communauté et pas seulement en tant que structure politique, doivent être en mesure de développer de nouvelles capacités, doivent développer leurs réseaux internationaux pour se mettre au service de cette ambition. C’est votre responsabilité sociétale ultime, en tant qu’acteurs essentiels des villes, de participer à cette transition.

Je vous remercie. »