L’esprit Castor : Mythe et réalités
Caroline Bougourd, julio 2011
Face à l’intense crise du logement que l’Europe a connu après la seconde guerre mondiale, de nombreux particuliers se sont tournés vers l’autoconstruction. Et ici ou là, ont éclos des initiatives coopératives singulières : les Castors. Des idéaux aux projets concrets, retour sur ces habitants-constructeurs des années 50 qui trouvent aujourd’hui un écho tout particulier.
Construire soi-même son logement : la solution idéale ?
Symbole d’un travail architectural collectif et laborieux, l’originalité du castorat est son organisation communautaire : les Castors se montent en associations et vont mettre en commun leurs ressources financières et techniques pour acheter un terrain et y construire eux-mêmes leurs maisons, en dehors de leurs heures de travail.
Par l’autoconstruction de l’habitat, le mouvement Castor entend proposer une solution concrète, effective et matérielle au problème des mal-logés. Il s’agit, la plupart du temps, de jeunes ouvriers décidés et courageux : les chantiers duraient plusieurs années pendant lesquelles les congés disparaissaient au profit d’un travail physique exigeant. Par ailleurs, ils étaient souvent engagés dans le monde associatif ou politique : jeunes appartenant à la Jeunesse Ouvrière Chrétienne, militants du Mouvement Populaire des Familles ou encore syndicalistes.
Il est difficile de retracer précisément la genèse du mouvement car celui-ci se confond dans plusieurs initiatives antérieures. Les Castors seraient apparus pour la première fois en Suède avant la Seconde Guerre Mondiale, mais on trouve aussi en France, dès 1921 des « cottages sociaux » déjà basés sur le principe d’une autoconstruction organisée.
Il convient par ailleurs de distinguer les Castors des constructeurs du dimanche qui construisaient de façon totalement anarchique des pavillons en banlieue dans l’entre-deux-guerres.
« Les Castors seront souvent porteurs d’innovations : logements plus grands que la moyenne et comportant toutes les commodités, respect des dernières normes en vigueur, emploi de procédés nouveaux… »
Alors que de nombreuses demandes de logements étaient classées sans suite, le castorat semblait LA solution pour accéder à un habitat et en devenir propriétaire.
Une légende dorée
À la lecture des quelques ouvrages sur le sujet 1 dont les auteurs sont souvent d’anciens Castors, on est rapidement séduits par une vision idéalisée du castorat.
Tout d’abord, les qualités humaines des Castors sont survalorisées. La réponse à la violence de la guerre se traduit pour ces ménages en un sursaut de fierté par le travail ainsi qu’une discipline volontaire. La solidarité est alors la valeur essentielle à la réussite de l’entreprise, comme en témoigne Michel Messu 2 :
« Principe fondateur, unificateur et régulateur du groupe, la solidarité à l’œuvre chez les premiers Castors n’est donc ni une technique, ni seulement un sentiment. »
Plus loin dans l’ouvrage, Messu insiste sur l’importance d’être unis : « les Castors puisent d’emblée dans un registre symbolique. D’emblée ils sont apparus comme une sorte d’incarnation d’un adage populaire, ô combien populaire, selon lequel, dans l’adversité, l’union fait toujours la force. »
Un des poncifs de la mythologie Castor concerne l’image du castorat comme utopie communautaire. Cette vision se retrouve très fortement chez Daniel Bancon 3, dès le sous-titre de son ouvrage : L’aventure communautaire de 150 jeunes qui décidèrent de construire une cité idéale. Le règlement intérieur du chantier de l’Alouette, initié par un prêtre, indiquait :
« Nous ne bâtirons pas chacun NOTRE MAISON mais nous bâtirons ENSEMBLE NOTRE CITÉ. »
On ressent très nettement ici la volonté de transformer la société, de bâtir un monde nouveau. L’ancien Castor insiste cependant sur le fait que la cité a surtout été communautaire pendant sa construction. Et il conclut :
« Utopie, peut-être ! Mais une utopie réalisable puisque nous l’avons vécue. IL Y A TOUJOURS UNE AVENTURE EXALTANTE À VIVRE QUELQUE PART, CELLE D’HOMMES LIBRES QUI SE GROUPENT POUR CONSTRUIRE ENSEMBLE LEUR AVENIR. »
L’Heureux-Chez-Soi
Confrontons maintenant cette littérature dorée à un terrain d’étude spécifique : les Castors de Noisy-le-Sec.
L’initiative fut lancée par le maire-adjoint qui organisa les réunions et trouva un terrain constructible. Vingt ménages s’engagèrent progressivement dans le projet. Une Société Coopérative fut créée en 1951, dans l’objectif de construire le lotissement »L’Heureux-Chez-Soi« , destiné à être placé sous le régime de la copropriété. La configuration en square, les plans des maisons et le choix de l’architecte furent décidés en mairie. Une situation contraignante : par exemple, la construction de garages fut tout d’abord interdite. Ils ont été creusés par la suite, une fois les obligations du cahier des charges « oubliées ». Une butte créée par le vidage illicite des brouettes de terre fut constituée au milieu du square.
L’attribution des logements s’était faite avant même le début du chantier par tirage au sort, suivi parfois de quelques changements à l’amiable. Quatre années furent nécessaires à la construction des maisons. Tous les pavillons ont été montés en même temps, et chacun travailla à la construction de toutes les maisons. Les Castors réalisaient eux-mêmes presque tous les travaux, apprenant sur le terrain. Certains étaient soudeurs, charpentiers ou encore peintres en bâtiment, mais la plupart n’avaient aucune qualification.
À l’histoire du chantier se mêle le souvenir d’un projet de vie chargé de sentiments ambivalents, d’oublis et de nostalgie. Lors d’un entretien collectif des Castors de Noisy-le-Sec, nous avons pu constater l’importance des relations entre les familles. Il fut rappelé à cette occasion les moments de joie comme les moments de peine au sein du square. Lors de l’entretien, Mme B. racontera :
« C’est vrai que quand on a emménagé on était tous dehors le soir, à discuter. À l’époque il n’y avait pas de télévision. On s’entendait bien, c’était chouette. Les maris jouaient au foot avec les gosses le soir. »
« On était bien, tous réunis. M. L. jouait de l’accordéon. Tout le monde était gai ! Pourtant on avait des soucis, on n’était pas riches. Mais on était comme une famille. »
Mais l’expérience n’a pas laissé que de bons souvenirs : s’il n’y eu pas de disputes notoires sur le chantier, le travail était dur et exigeait de nombreuses privations financières. Pendant que le Castor construisait lui-même son logement pour sa famille, la vie du foyer et les loisirs étaient mis entre parenthèses.
En outre, le square fut la scène d’un certain nombre de complications sociales et familiales. Ainsi, trois Castors furent mis à la porte car ils ne respectaient pas les heures de travail obligatoires inscrits au règlement du chantier. Une fois les pavillons habités, une famille ne voulait plus rembourser le Crédit Foncier et fut expulsée. Dans la même période, un couple s’est suicidé. Il fut aussi évoqué lors de l’entretien une histoire d’inceste, un même amant que se partageaient mère et fille, différents cas de dépression, une mère qui ne s’occupait pas de ses enfants… Ces exemples témoignent d’une part de la difficulté tant matérielle que relationnelle d’un tel projet, d’autre part de la perméabilité quant à l’intimité des familles.
Le lotissement semble alors fonctionner comme une réelle communauté, du moins dans la période qui suivit l’emménagement. Avec ce que cela comporte d’intrusion, d’enfermement, mais aussi d’interdépendance et de solidarité.
L’autoconstruction, une tentative aussi désespérée que courageuse
Au regard de l’expérience de Noisy-le-Sec on peut remettre en question un certain mythe Castor. En effet, lors de l’entretien, les conditions extrêmement difficiles du chantier ainsi que l’investissement matériel mais surtout physique et psychologique étaient constamment évoqués. Même si les Castors insistent sur le fait qu’ils referaient la même chose sans hésiter, les sacrifices consentis restent toujours palpables, 50 ans plus tard.
À Noisy-le-Sec, les Castors n’étaient pas des militants, ni des adhérents à la JOC. On peut donc penser qu’ils étaient moins enclins à la poursuite d’un idéal, moins sensibles à l’idée d’une utopie communautaire. Pour les quatre anciens Castors questionnés, la visée utopique d’une telle expérience est rejetée catégoriquement, la réponse pragmatique au besoin de logement étant la seule raison de leur engagement. Ainsi, Mme S. certifie :
« Ah non, ce n’était pas une utopie ! C’était un début de richesse, de fortune pour les ¾ de ceux qui ont fait ça. Vous débutez, vous n’avez rien ! Et là, vous empruntez, vous remboursez et vous avez quelque chose. Vous vous rendez compte si on devait payer un loyer pour quatre pièces, cinq pièces ! »
« Ce n’est pas une utopie les Castors ! C’est du concret, très bénéfique ! Seulement faut pas être fainéant. »
Pour les Castors de Noisy-le-Sec, le choix du castorat a donc été porté par des raisons pratiques et non pas idéologiques. L’idéal visé concernait avant tout l’accès à la propriété d’un pavillon.
Par ailleurs, l’Union Nationale des Castors insistait sur le fait que : « la formule, malgré son succès, ne doit pas être vue comme une solution au problème du logement, mais comme un palliatif regrettable et regretté en particulier par les Castors, qui tiennent à ce que leur geste de constructeur soit aussi un geste de contestation ».
Aujourd’hui, on peut encore trouver des initiatives locales reprenant le nom de Castors. Mais il s’agit la plupart du temps d’entreprises qui proposent au futur habitant de « mettre la main à la pâte » pour la construction de son logement ou de quelques associations qui conseillent les autoconstructeurs individuels. L’esprit collectif Castor a totalement disparu.
Il demeure plus que jamais important de relayer cette histoire spécifique du castorat sur laquelle trop peu de chercheurs se sont penchés, alors même que les problématiques concernant l’autoconstruction et la participation occupent de nouveau l’actualité.
1 VILANDRAU, Maurice, L’étonnante aventure des Castors – L’autoconstruction dans les années 50, Éditions L’Harmattan, 2002 ; ]MESSU, Michel, Sociologie d’un groupe d’autoconstructeurs – L’exemple de la Cité de Paimpol, Presses Universitaires de Rennes », 2007 et BANCON, Daniel, Les Castors de l’Alouette (1948-1951), L’aventure communautaire de 150 jeunes qui décidèrent de construire une cité idéale, Princi Negue Editor, 1998.
2 MESSU, Michel, Sociologie d’un groupe d’autoconstructeurs – L’exemple de la Cité de Paimpol
3 BANCON, Daniel, Les Castors de l’Alouette
Para ir más allá
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