Vitamine T : les secrets d’une insertion à grande échelle
Séminaire Économie et sens - association des amis de l’EDP -
André Dupon, enero 2019
Pour le Groupe VITAMINE T, leader de l’insertion par l’activité économique en France, efficacité économique et intérêt général sont intimement liés pour faire de ses 22 filiales dans les métiers des services, de l’économie circulaire, des solutions RH, du maraîchage biologique, des services à la personne et de la sécurité des entreprises, un outil de lutte contre l’exclusion. Dans le cadre d’un séminaire de l’Ecole de Paris du Management, André Dupon, Président du groupe Vitamine T, évoque son expérience atypique, le contexte de développement de son entreprise, l’évolution du groupe et sa stratégie. Mythe ou réalité? André Dupon ouvre le débat.
Para descargar: vitamine_t_es090119.pdf (250 KiB)
Vitamine T : les secrets d’une insertion à grande échelle
Le groupe Vitamine T, que je préside, a l’âge de la crise : il est né alors qu’éclatait le premier choc pétrolier.
À travers lui, j’ai vu le désastre que représentait le chômage de longue durée, et n’ai cessé d’y répondre, à mon échelle. Son développement spectaculaire démontre la force d’un mariage harmonieux et d’un compromis, sans compromission, entre l’action sociale et l’initiative économique.
Le succès d’un pari fou
Lorsque, avec Pierre de Saintignon, nous avons créé Vitamine T (avec un T pour “travail”), je n’avais rien d’un entrepreneur. Éducateur dans une grande association du Nord, militant “aux cheveux longs”, je m’occupais de jeunes placés sous main de justice – auprès du juge pour enfants du tribunal de Lille. En cette fin des années 1970, nous voyions péricliter les Trente Glorieuses. Des pans entiers de l’économie s’effondraient. La désindustrialisation galopait, en particulier dans le Nord, et le chômage de longue durée faisait son apparition. Les entreprises, y compris les plus sensibles à la dimension sociale, comme elles sont nombreuses dans le Nord, ne parvenaient même plus à accueillir nos jeunes comme balayeurs ou hommes à tout faire.
Elles n’endossaient plus le rôle d’acteur de l’intégration qu’elles avaient longtemps joué pour les personnes les moins qualifiées. Aux difficultés comportementales et cognitives de nos jeunes s’ajoutait donc le chômage.
De la prise de conscience à l’action
Le 22 mars 1978, ma vie a connu un tournant. J’ai rencontré René Dutilleul, fondateur du grand groupe de BTP Rabot Dutilleul. La construction d’un centre d’apprentissage venait de lui être confiée. À la fin de notre conversation, je lui ai lancé : « La prochaine fois, je vous confierai quelques “voyous” de mon institution, et vous les formerez. » « Si vous les avez sous la main, je les prends tout de suite ! » m’a-t-il répondu. Catastrophe ! Ces jeunes ne savaient pas travailler et ont mis le chantier en pagaille. Symboliquement toutefois, ce fut un déclic.
Dans mon esprit, est né ce jour-là Vitamine T.
L’aventure a commencé dans l’euphorie, la bienveillance que nous ressentions pour nos publics nous incitant à toutes les innovations. Les entreprises familiales du Nord nous ont fait confiance. Nous nous sommes lancés dans diverses activités, jusqu’à la construction de panneaux solaires… que nous ne savions pas vendre, d’autant que la région manquait cruellement de soleil. De jeunes retraités de la Banque de France, que nous avons enrôlés, ont déployé des collecteurs de petite monnaie dans les aéroports, “butin” destiné à financer des formations. À Lille, nos jeunes tenaient des stands où ils servaient des oranges pressées, accompagnées de leur CV. Les initiatives de ce type fourmillaient.
À l’époque, j’ignorais tout de l’économie. Travailleur social, j’avais été formé aux hommes et non aux chiffres !
Haut de bilan, modèle économique… ces termes m’étaient étrangers. De fait, nous avons essuyé de nombreux échecs. Nous étions encore des amateurs, pétris de bonne volonté, mais trop peu professionnels pour changer d’échelle.
Une indispensable professionnalisation
Nous avons consacré la décennie suivante à nous former, à apprivoiser les méthodes de gestion et les techniques de négociation, à penser l’adéquation entre le produit et le marché. De réflexions partagées avec des professeurs d’université, des sociologues, des travailleurs sociaux et des patrons, nous avons tiré une vision : nous devions construire un modèle durable et professionnel, explorer des niches économiques originales et porteuses, nous affranchir des financements publics. À l’époque, en effet, nous étions financés à 70 % par l’État et les collectivités.
Aujourd’hui, ils ne contribuent plus à notre budget qu’à hauteur de 13 %. Tout le reste provient de notre activité économique, représentant 80 millions d’euros en 2018.
Après avoir défini une vision, structuré un modèle de développement et ciblé des activités marchandes, nous nous sommes lancés dans la création d’entreprises dites d’insertion, opérant dans des conditions strictement identiques à celles de sociétés classiques. Nous cherchions un modèle économique pur pour développer notre impact social. J’étais convaincu que c’était par l’économie que nous aiderions les personnes en difficulté à se réconcilier avec elles-mêmes et avec l’emploi. Ainsi ont vu le jour des entreprises de propreté, d’entretien d’espaces verts, de BTP… Mais une seule quête nous animait : les personnes que nous accompagnions étant uniques, nous devions leur offrir une gamme d’activités la plus large possible, où elles puissent trouver leur place. Nous comptons aujourd’hui 18 filiales dans des secteurs variés, depuis le traitement des déchets électroniques jusqu’à l’intérim social, chacune ayant son modèle spécifique. Cette période fut donc celle de la montée en compétences du groupe Vitamine T, doublée de la mise en place d’un modèle de gouvernance volontairement contraignant, grâce auquel l’impact social tutoie aisément un modèle économique concurrentiel.
Cette décennie de professionnalisation m’a imposé des choix douloureux. Les éducateurs militants qui m’entouraient n’ont pas tous voulu ni su prendre un virage économique, impliquant par exemple de négocier avec des banques ou d’élaborer des business plans. Le changement d’échelle qui s’imposait pour répondre au problème massif du chômage nécessitait que je dote le Groupe d’une organisation plus conforme à celle d’une entreprise, sans pour autant y perdre notre âme.
Changement d’échelle
En 2008, nous avons bénéficié d’un alignement de planètes. Dans la banlieue lilloise, l’usine Thomson, qui fabriquait depuis quarante ans des appareils électroménagers et qui avait accueilli jusqu’à 8 000 salariés dans les années 1970, s’apprêtait à fermer. Seuls 130 salariés, seniors, y travaillaient encore. Les autorités locales nous en ont alertés. En visitant cet immense bâtiment industriel déserté, nous avons eu l’idée fulgurante d’en faire une start-up de traitement des déchets électroniques. C’était l’occasion d’expérimenter un modèle sur lequel nous travaillions avec des ingénieurs. Le sujet était alors assez neuf, les grands groupes français des déchets n’ayant pas encore investi ce champ.
J’ai déposé une offre de reprise auprès du tribunal de commerce de Nanterre, parallèlement à trois industriels qui entendaient uniquement démonter la friche. Je proposais de racheter l’ensemble pour 1 euro symbolique et m’engageais à reprendre les 130 derniers ouvriers. Certains d’entre eux continuaient de se rendre à l’usine tous les matins, n’ayant pas annoncé à leur famille qu’ils avaient été licenciés deux mois plus tôt. Au préalable, j’avais pris des contacts avec des grands groupes et avais obtenu du ministère du Travail que ces personnes perçoivent leur allocation chômage quelques mois supplémentaires, le temps que nous trouvions un modèle économique viable et les embauchions en CDI. Contre toute attente, le tribunal de commerce a retenu notre dossier. Inutile de dire que j’ai passé une nuit difficile… car nous faisions un pari insensé. Les employés eux-mêmes me prenaient pour un patron exotique : eux qui avaient construit des appareils électroménagers pendant des décennies devaient maintenant les détruire ! L’expérience a réussi au-delà de nos espérances.
À sa naissance en 2008, cette entreprise, Envie 2E, traitait 4 000 tonnes de déchets électroniques et générait 400 000 euros de chiffre d’affaires annuel. Dix ans plus tard, elle recycle 100 000 tonnes de déchets, affiche 18 millions d’euros de chiffre d’affaires et dégage un bénéfice après impôts de 2,3 millions d’euros. Elle a accéléré la croissance de Vitamine T. Dans son sillage, nous avons créé des filiales de recyclage de véhicules hors d’usage ou encore de traitement des meubles. Le modèle économique du Groupe s’est organisé autour d’une activité dominante de valorisation des déchets. S’y ajoutent un pôle de services, un pôle agricole et une agence d’intérim.
Depuis, nous avons connu une incroyable accélération. Notre activité représente 80 millions d’euros en 2018, contre 30 millions d’euros en 2010. Sur cette période, nous sommes passés de 600 à 4 000 salariés. Le modèle a prospéré sur une base économiquement soutenable et socialement profitable.
Le Groupe est détenu depuis toujours par une association de loi 1901, garante de sa vision et de sa stratégie.
Nous la transformerons probablement en fondation dans les années à venir, afin qu’après mon départ, ses futurs dirigeants ne soient pas tentés de la détourner de son impact social. Vitamine T possède par ailleurs une holding dont je suis le président exécutif depuis près de quinze ans, sans être propriétaire d’une seule action.
Le Groupe détient en totalité son haut de bilan – celui-ci est conséquent, puisque nous n’avons pas le moindre actionnaire à rémunérer. Cette société par actions simplifiée unipersonnelle (SASU) gère 18 filiales. Trois de plus nous rejoignent cette année. La moitié d’entre elles ont pour actionnaires minoritaires des entreprises privées ayant renoncé à se voir verser un dividende.
Une désespérante préférence pour le chômage
Sachant que près de mille personnes en difficulté nous rejoignent chaque année, Vitamine T est un observatoire privilégié du chômage, et plus encore du paradoxe absolu qu’est la préférence du système français pour le chômage. Le noyau dur du chômage est estimé à 1 million d’individus en France, dont la plupart sont sans emploi depuis plus de deux ans. Nous constatons chez eux une forme de renoncement. Nous avons de plus en plus affaire à des personnes qui manifestent une distance par rapport au travail, mais aussi une défiance vis-à-vis de nos propositions : elles n’y croient plus, ont abandonné. Ce sont, par exemple, des jeunes qui ont toujours vu leurs parents au chômage et qui voient leur frère, bien que titulaire d’un BTS, tenir une caisse de supermarché. Sans cesse, ils se sont entendus dire qu’ils n’auraient pas de travail. Au-delà de stratégies marginales de contournement et d’un très relatif confort des minima sociaux, la vision que ces personnes ont du travail, et donc du chômage, a changé.
Entre les gamins blessés par la vie dont je m’occupais naguère et les chômeurs de l’industrie d’aujourd’hui, les seconds se sentent parfois bien plus déconsidérés. Ils ont perdu toute confiance en eux, souffrent du regard de leur conjoint, de leurs voisins. Ils se trouvent dans de telles situations comportementales et cognitives, ont tant perdu l’habitude de se projeter dans l’avenir, qu’ils doivent tout d’abord devenir des citoyens et retrouver confiance en eux.
Notre première mission est de leur redonner de l’espoir, de les convaincre que c’est possible. La plupart ne sont pas prêts à travailler, non parce qu’ils ne le veulent pas, mais parce qu’ils n’y croient plus. Paradoxe suprême, je n’ai jamais été autant sollicité par des entreprises pour former des travailleurs susceptibles d’occuper des postes qu’elles n’arrivent pas à pourvoir. Il faut prendre conscience de cette contradiction dramatique qui touche notre pays : les besoins d’emploi ne trouvent pas de réponse parmi un public de laissés-pour-compte, que les politiques publiques de lutte contre le chômage ne sont jamais parvenues à réintroduire dans le jeu économique et social. Ces chômeurs ont besoin d’entreprises comme les nôtres, prêtes à leur dispenser un accompagnement et une formation, à les mettre en emploi, à leur offrir un vrai statut et un vrai salaire, prêtes aussi à s’emparer de leurs difficultés quotidiennes. Ils doivent pouvoir poser chez nous leur sac à dos, qui est tant chargé. Tel est l’unique usage des fonds publics qu’obtient Vitamine T : ils rémunèrent des éducateurs, des conseillers en économie sociale et familiale et autres psychologues. L’alchimie de Vitamine T réside dans cet équilibre entre la formation, l’exigence – économique, technologique, professionnelle – et la bienveillance envers ces personnes dont nous refaçonnons le destin.
Les quatre piliers de la réussite
Avec le recul, j’identifie quatre grands piliers sur lesquels s’est bâtie la réussite de Vitamine T.
Le travail social allié à l’entreprise
Notre premier facteur de succès tient à une alliance entre le travail social et l’entreprise. Il n’est pas question que nous cantonnions nos bénéficiaires dans des ateliers d’insertion qui les maintiendraient dans une précarité déguisée. Nous entendons leur offrir des emplois dans de belles entreprises. C’est la meilleure façon de les réconcilier avec eux-mêmes, car tout système pour les pauvres est un pauvre système.
Nous invitons nos partenaires à passer de la compassion à la raison, d’une responsabilité sociale et environnementale parfois de façade à une véritable stratégie d’intégration de personnes très éloignées de l’emploi, à l’aide de Vitamine T. Sans nous contenter de clauses sociales dans des appels d’offres ou de soutiens ponctuels, nous considérons que la meilleure alliance réside dans le capital. Nous créons avec nos partenaires des joint-ventures qui leur permettent de prendre part à la vision de Vitamine T. Ils n’ont bien sûr pas vocation à y être majoritaires.
Une entreprise sociale est d’abord une entreprise. Elle noue des partenariats gagnants-gagnants. Elle assume pleinement son exercice social dans une économie de marché. Par chance, cette économie est aujourd’hui en quête de sens et de valeurs. Je constate avec bonheur et maturité que le modèle que nous avons mis au point il y a quarante ans est d’une ardente modernité. Il rejoint les aspirations de nombreux dirigeants, y compris de TPE et PME. Du reste, mon équipe rapprochée est composée de jeunes diplômés de grandes écoles, représentants d’une génération captivée par un modèle où elle trouve un épanouissement professionnel tout autant qu’une réponse à sa quête de sens. C’est pour moi une immense récompense.
S’affranchir des fonds publics
Je retiens notamment de mon expérience que tout semble concourir, dans notre pays, au maintien des personnes au chômage. Le retour vers l’emploi est un laborieux parcours du combattant, qui met en risque les individus à de nombreux égards, sans offrir un avantage déterminant par rapport aux minima sociaux. Le chômage est comme institutionnalisé. Le système se perd en procédures administratives plutôt qu’il ne se pose la seule question qui vaille : combien de chômeurs ai-je remis au travail aujourd’hui ? Pour échapper à ces lourdeurs, nous nous sommes affranchis de l’argent public. Celui-ci, indispensable relais de la solidarité nationale, ne contribue qu’à la juste rémunération de la prestation sociale que nous offrons.
Nombre d’entreprises d’insertion sont encore trop dépendantes de l’argent public. Elles se retrouvent démunies lorsque leurs bénéficiaires n’ont pas trouvé d’emploi après deux ans d’accompagnement et que l’aide de l’État cesse. Elles doivent renforcer leur performance sur le marché. Je crains que celles qui attendent trop de l’aide des collectivités n’aillent à leur perte, tant l’argent public se raréfie.
Il est vrai que Vitamine T jouit d’un avantage “compétitif” : non seulement nous sommes performants, mais nous ne versons pas de dividendes. Les résultats consolidés après impôts que nous dégageons chaque année sont réinjectés intégralement dans nos entreprises. Cela nous permet de soutenir des programmes sociaux.
Ainsi, si deux ans ne suffisent pas à une personne pour se réconcilier avec elle-même et avec le travail, nous la gardons davantage.
L’innovation sociale permanente
Son succès, Vitamine T le tient aussi de l’innovation sociale. Nous sommes en quête des méthodes les plus pertinentes pour nos bénéficiaires, qu’elles passent par la culture, le sport ou bien d’autres chemins. Tout est bon pour réactiver la puissance de leur volonté sur leur propre destin. Le programme 1 000 emplois, 1 000 destins, que nous venons de remporter auprès du ministère du Travail, est la plus récente illustration de cette volonté d’innovation. Nous le financerons à 50 % par notre haut de bilan. Grâce à lui, nous disséminerons des équipes de coaches, ou boosters, dans les zones les plus difficiles du Nord de la France, au pied des cages d’escalier. Je m’inspire en cela d’une éblouissante expérience menée par les Apprentis d’Auteuil dans les quartiers Nord de Marseille. Nous devons réinventer la façon de s’adresser à ces populations. Le schéma traditionnel des politiques publiques – formation, contrat aidé, accès à un emploi durable… – ne fonctionne plus auprès d’individus qui ont été ballottés de difficulté en difficulté. Il faut tout reprendre, “du lever au coucher”.
Je renonce à y voir une génération sacrifiée.
Une gouvernance qui verrouille la mission sociale
La gouvernance singulière de Vitamine T est garante de sa mission sociale, alliée à une exigence économique.
Notre performance suscite des convoitises, à tel point que des tiers nous proposent de racheter certaines de nos sociétés, au coeur de métier très porteur. Notre gouvernance nous évite de céder à des propositions alléchantes qui nous détourneraient de notre vocation. Les arbitrages que j’opère sont éminemment sensibles.
Débat
Il ne va pas de soi de combiner la performance économique et l’insertion sociale. Tôt ou tard, la première prend le pas sur la seconde. Il m’arrive de prendre des décisions économiques – investir dans une nouvelle machine, par exemple – au détriment de la dimension sociale, et inversement. C’est toujours un compromis provisoire, dans le but de renforcer, à terme, nos capacités de remise en emploi. Il faut savoir avancer sur une ligne de crête sans tomber dans les compromissions. Notre type de gouvernance nous le permet. Elle sera déterminante, quand, demain, je céderai les rênes de Vitamine T.
Le compromis, sans la compromission
Un intervenant : Quels types d’arbitrages êtes-vous conduit à faire entre les dimensions économique et sociale ?
André Dupon : Ils sont de trois ordres, à savoir, économique, humain et partenarial. Sur le plan économique, comme toute ETI, et compte tenu de la grande diversité de nos activités, nous subissons parfois des revers de fortune. L’année dernière, deux entreprises du Groupe ont vu leur marché s’effondrer et leur chiffre d’affaires reculer de 40 % en six mois. Nous avons été contraints de licencier, non pas des salariés en insertion, mais quelques collaborateurs permanents. Réduire la voilure plutôt que de casser les machines ! Voilà un exemple d’arbitrage justifié par l’impact social ultime.
Les arbitrages sont ensuite humains. Nous devons veiller à toujours monter en compétences. Je viens, par exemple, de recruter une avocate spécialisée en droit du travail et des affaires. Ces nouvelles expertises bousculent l’équipe historique. Les jeunes professionnels nous sensibilisent, en particulier, à la nécessité d’investir dans le numérique. Les moyens, indispensables, que nous y consacrons, ne sont pas dédiés à un éducateur.
Enfin, les arbitrages sont d’ordre partenarial. Un nombre croissant d’entreprises veulent nous rejoindre ou nous accompagner. Il faut reconnaître que nous faisons une belle mariée ! La Banque de France régionale nous a attribué, en 2018, sa cotation financière la plus haute. Nous devons sélectionner scrupuleusement les sollicitations, car toutes ne sont pas vertueuses. Si un partenariat compromettait notre impact social, nous y perdrions notre sens. Voilà le plus grand risque qui nous guette. Les dérives possibles sont innombrables, que ce soit sur le choix du public bénéficiaire – en accueillant des personnes moins en difficulté –, sur le choix des activités, les niveaux de salaire, les valeurs du Groupe… Il faut y veiller constamment.
Int. : Quelles personnes vous entourent dans les organes de décision et de gouvernance ? Comment celle-ci est-elle organisée ?
A. D. : La gouvernance est probablement ce que Vitamine T a de plus sanctuarisé. Elle se décline en divers niveaux de contrôle. Notre association de loi 1901, très puissante, a pour rôle de porter la vision et la stratégie, ainsi que d’exercer un contrôle. C’est elle qui décide de l’affectation des excédents, que ce soit en report à nouveau, sur des investissements ou en soutien non abusif à des entreprises sociales du Groupe.
Cette association est présidée par l’un des fondateurs du Groupe, Pierre de Saintignon. Son conseil d’administration est composé pour moitié de grands patrons du Nord, tels Vianney Mulliez, Maxime Holder ou Jean-François Dutilleul, dont certains nous soutiennent depuis l’origine. Ils sont habités par notre modèle, qu’ils portent dans leur propre histoire entrepreneuriale et familiale. Y siègent également le recteur de l’Université Catholique de Lille, un sociologue, deux philosophes ou encore trois dirigeants de grandes associations de
travail social.
En 2008, avec l’aide de KPMG, nous avons verrouillé un modèle aussi contraint que vertueux. Bien qu’elle n’ait pas de salarié, l’association est allée jusqu’à se fiscaliser elle-même. Elle est en effet propriétaire des actions du Groupe, détient ses fonds propres et supervise les consolidations. Après le commissariat classique, un deuxième commissaire aux comptes mène un audit de consolidation pour le compte de l’association mère.
C’est aussi l’association qui fixe les rémunérations, imposant un écart maximal d’un à huit entre les salaires. Par ailleurs, des pactes ont été sanctuarisés avec les actionnaires minoritaires. En tant que président exécutif de la SASU, je suis soumis à un conseil de surveillance, lequel est nommé par le conseil d’administration de notre association de loi 1901. Notre comité de direction compte 22 dirigeants issus des filiales et du siège.
Enfin, nous avons créé, il y a quatre ans, un comité d’éthique qui accueille de nombreuses personnalités extérieures, essentiellement des universitaires et des patrons d’industrie.
Si l’entreprise m’appartenait, j’aurais probablement instauré des structures plus légères! Aucun regret cependant!
Int. : Vous avez évoqué à plusieurs reprises votre future relève à la présidence du Groupe. Comment assurerez-vous la transmission des valeurs de Vitamine T, de son “âme” ?
A. D. : Je ne nourris pas de grandes inquiétudes sur la transmission des valeurs, de l’engagement et du modèle de Vitamine T. Il me paraît même nécessaire, pour que cette entreprise continue à porter haut sa mission sociale, que ses pionniers se retirent sur la pointe des pieds. L’équipe qui m’entoure est prête à reprendre le flambeau.
Depuis quelques années, je me prépare à lui passer le relais. Je suis plus soucieux de préserver les actifs du Groupe, qu’une association de type loi 1901 ne peut garantir seule. C’est pourquoi j’ai mis en chantier la création d’une fondation, s’inspirant du modèle suédois des fondations actionnaires qui sanctuarise les capitaux d’une manière irrévocable et incessible.
Un laboratoire d’innovation sociale
Int. : Avez-vous le sentiment d’avoir été en avance sur l’histoire, maintenant que la loi reconnaît l’objet social de l’entreprise ?
A. D. : Notre modèle a d’abord été expérimenté dans le travail social, porté par un élan de générosité et d’humanisme. La crise récente, qui a mis au jour les logiques court-termistes et l’abdication des valeurs d’une partie des acteurs économiques, donne un nouvel attrait à la logique que nous défendons. Mon vœu le plus cher est qu’elle devienne une référence pour l’économie de marché. Chaque entreprise en France devrait s’apparenter à Vitamine T, avec, toutefois, des actionnaires rémunérés. En effet, l’entreprise est aussi d’intérêt général, ce qui ne l’empêche pas de créer de la valeur pour ses actionnaires. Tout est question de mesure.
Int. : À la lumière de votre expérience, comment résoudre le paradoxe français où cohabitent un chômage colossal et une difficulté à recruter dans de nombreux emplois ?
A. D. : Cette situation est insupportable. Si toutefois nous parvenions à doter tous les postes à pourvoir, nous réglerions le problème de 400 000 chômeurs, mais laisserions dans l’impasse le public que suit Vitamine T, éminemment éloigné du monde du travail.
L’une des solutions grâce auxquelles nous répondons à ce paradoxe consiste à installer des “implants” dans les entreprises ayant besoin de recruter. Alstom vient, par exemple, de remporter un important contrat à Petite-Forêt, près de Valenciennes. Il doit embaucher 2 000 personnes en cinq ans, mais se heurte à une absence de profils adaptés. Nous allons créer avec lui une entreprise sociale à Petite-Forêt. Cent jeunes y seront formés, avec une promesse d’embauche dans les deux ans. Nous assurerons leur accompagnement personnel. Nous avons aussi ouvert une formation intensive au codage pour des jeunes des quartiers, en réponse aux besoins de grands noms comme OVH, IBM et CGI. Inspirée de l’école Simplon, cette formation est notamment implantée au sein d’IBM à Lille, ainsi que chez OVH à Roubaix. Ces entreprises viennent y faire leurs recrutements.
Deux promotions en ont déjà bénéficié, soit 48 jeunes au total, qui ont tous trouvé un emploi.
Int. : Vous avez accompagné 40 000 personnes en quarante ans. Parmi elles, savez-vous combien sont restées dans l’emploi ?
A. D. : Je ne le saurai jamais et refuse de le savoir. Les personnes qui réussissent s’empressent de nous oublier et c’est parfaitement normal. De même, la première chose que j’ai faite en quittant les Apprentis d’Auteuil, où j’ai pourtant été très heureux, fut de tourner la page. Je voulais vivre ma vie d’homme. Je suis ouvert à toutes les évaluations d’impact social, mais je me refuse à quantifier la réussite des trajectoires individuelles.
Int. : Comment parvenez-vous à ranimer l’étincelle chez des personnes qui ont renoncé à tout ?
A. D. : Nos équipes partent non pas des dispositifs, mais des personnes, dans l’immensité de leur potentiel et l’humilité de leur condition. Nous avons disséminé des petits bureaux, ou “hubs”, au cœur des cités. Sur le terrain, nos équipes sociales ratissent les bars à chicha, les cages d’escalier et les clubs de sport. Ce n’est pas à Pôle emploi ni dans les centres d’action sociale que nous trouverons notre public ! Parfois, le premier barrage à franchir est celui des dealers. Ensuite, un jeune pourra mettre six mois à venir vers nous, mais il finira par arriver. Peut-être aura-t-il besoin d’utiliser les ordinateurs que nous mettons à sa disposition. Une fois l’étincelle allumée, nous avons l’obligation absolue d’apporter des solutions immédiates. Veut-il être boulanger ? Nous lui proposons un stage d’immersion chez Paul. A-t-il un problème d’addiction ? Il rencontre sur-le-champ un psychologue, quand il faut trois mois pour obtenir un rendez-vous dans un centre médico-psycho-pédagogique. Cumule-t-il les amendes dans les transports en commun ? Nous contactons un interlocuteur ad hoc. Nous avons développé un tel réseau que nous arrivons toujours à trouver des solutions. Pour autant, nous rencontrons parfois des échecs : 30 % de ceux que nous approchons ne reviennent pas. Nous subissons également l’immense pesanteur de notre environnement administratif. Le renoncement que j’évoquais chez les chômeurs, je l’observe de plus en plus chez les opérateurs du service public de l’emploi. Eux-mêmes, parfois, n’y croient plus.
Int. : Comment la R&D est-elle organisée au sein de votre Groupe ? Comment pérennisez-vous cette capacité d’innovation nécessaire à la survie de Vitamine T ?
A. D. : C’est ma quête actuelle. Notre budget de recherche est financé à 10 % par l’Université Catholique de
Lille. Nous avons une équipe permanente de six chercheurs. Les relais de croissance dans l’économie circulaire sont colossaux et une multitude de pistes restent à explorer. Nous menons de front cinq chantiers de R&D, en particulier sur la transformation des plastiques et des déchets du bâtiment.
Nous comptons aussi une équipe d’innovation sociale, en coopération avec l’Université Catholique de Lille. C’est l’occasion d’explorer des pédagogies que la France n’a pas l’habitude de mobiliser dans l’accompagnement des chômeurs. Plutôt que d’inscrire ceux-ci dans un parcours immuable, lent et compliqué – montage d’un dossier, versement du RSA, contrat aidé dans le secteur non marchand, formation de remise à niveau, stage… –, nous nous attachons à répondre aux premières urgences des intéressés. Pour certains, c’est la survie alimentaire. Ils ont alors besoin de deux mois d’intérim pour se remettre à flot. D’autres portent un bracelet électronique. L’accompagnement est alors d’une autre nature.
Autre exemple d’innovation sociale, nous avons monté des concours d’éloquence pour aider nos jeunes à s’exprimer en public. En vue d’un entretien d’embauche, ils peuvent aussi dénicher un costume dans notre “cravaterie solidaire”. Via la Fondation des Possibles, que nous avons créée avec de grandes compagnies comme Leroy Merlin ou Norauto, 1 000 salariés se font parrains et marraines de nos bénéficiaires, les accompagnant avec bienveillance et exigence dans leurs premiers pas professionnels. L’exercice n’est pas facile, car ces salariés installés, qui avaient souvent une vision angélique des publics en difficulté, se rendent compte de l’immense fossé qui les sépare de l’emploi. Nous les formons à cet accompagnement.
Nos successeurs auront cette innovation chevillée au corps, car elle est au coeur du réacteur. Si Vitamine T n’innove pas dans les domaines technologique et social, il déclinera à grande vitesse, d’autant que ses marchés arrivent à maturité.
Int. : Votre croissance vous conduit-elle désormais à intervenir sur l’ensemble du territoire français ?
A. D. : Après le Nord et le Grand Est, nous étendons notre présence en Île-de-France, avec sept et bientôt neuf entreprises sociales. Nous avons également une base à Cotonou, au Bénin, et en ouvrirons prochainement une au Ghana dans le recyclage des déchets électroniques. Nous venons en effet de remporter une très importante commande du gouvernement ghanéen et de la Banque mondiale pour apporter des savoir-faire dans ce domaine. J’ai une relation toute particulière avec l’Afrique, où je me suis rendu très jeune grâce aux Apprentis d’Auteuil. J’y ai créé une ONG et y développe maintenant de l’activité via Vitamine T.
Financer sa croissance en avançant les bons pions
Int. : Comment vous situez-vous par rapport à vos concurrents ?
A. D. : Nous avons tenté d’évaluer notre compétitivité, avec l’aide de la Caisse des Dépôts ainsi que de l’Université Catholique de Lille. Il s’avère toutefois que les indicateurs financiers de Vitamine T ne sont pas comparables à ceux d’entreprises classiques. N’ayant pas d’actionnaire majoritaire, nous subissons une moindre pression sur la rentabilité et pouvons plus librement financer notre mission sociale. Sur nos 30 millions d’euros de haut de bilan, 8 millions correspondent à la quote-part d’actionnaires minoritaires (Adecco, Renewi, Macif…). Certes, ils ne sont pas censés récupérer ces fonds. Je commence toutefois à redouter un possible revirement de certains d’entre eux. Depuis son entrée dans Vitamine T il y a dix ans, le néerlandais Van Gansewinkel, désormais Renewi, spécialisé dans les déchets, a été racheté quatre fois. Le fonds de pension qui le possède aujourd’hui est loin de partager notre sensibilité sociale. Notre modèle lui est parfaitement incompréhensible. Voilà qu’il risque de nous demander un retour sur investissement ! Cela me promet de belles heures de négociation…
Int. : Tandis que les entreprises d’insertion privilégient souvent les services, Vitamine T s’est lancé dans une activité à caractère industriel qui demande d’importants capitaux. D’où proviennent vos financements ? Les banques se montrent-elles coopératives avec vous ?
A. D. : Nos fondamentaux nous permettent de subvenir à nos besoins d’investissement jusqu’à une exploitation de 100 millions d’euros. Nous avons besoin d’un volant de liquidité permanent de quelque 20 millions d’euros pour opérer des rachats. Notre capacité d’autofinancement est complétée par un pool bancaire qui nous suit sur les opérations de grande envergure, notamment industrielles. Il s’agit essentiellement de banques coopératives et de France Active, grand acteur de l’épargne solidaire.
Je crains cependant qu’en l’état, notre modèle ait atteint ses limites dans les capacités d’intervention qu’il nous offre. Peut-être devrons-nous nous ouvrir davantage au secteur privé. Je tiens à ce que ce soit principalement dans le monde coopératif et solidaire, non pour des raisons dogmatiques, mais pour des motifs de convergence d’intérêts. Notre entreprise devient économiquement très soutenable et performante. Elle est riche de ses innovations technologiques. Nous avons, par exemple, déposé un brevet sur le recyclage des cristaux liquides, matériau rare négocié à 18 000 dollars le gramme. Je pars en Chine dans quelques semaines pour en renégocier un contrat de vente avec Samsung. Celui-ci ignore parfaitement que j’exerce dans le social ! Il reste à savoir comment nous pourrons valoriser tous ces aspects.
Autant je m’étais préparé à changer d’échelle dans le nombre de bénéficiaires accompagnés, autant j’avais moins anticipé les conséquences économiques du développement de Vitamine T. Face à des actionnaires qui désirent récupérer au moins leur valeur faciale, je suis quelque peu démuni. Notre gouvernance nous protège d’un risque majeur. J’ai néanmoins le devoir de mieux instrumenter le Groupe, dans les cinq ans à venir, pour lui permettre de financer sa croissance. Ce n’était pas notre priorité jusqu’à présent.
Int. : En tant qu’entreprise sociale, percevez-vous une bienveillance particulière de la part des autorités qui entourent l’entreprise : inspecteurs du travail, prud’hommes, fisc… ?
A. D. : Nous ne jouissons d’aucune bienveillance particulière ! Nous sommes même soumis à un double contrôle, celui que l’Administration réserve à toute société et celui qui porte sur notre accompagnement des chômeurs.
Seule l’administration fiscale fait preuve d’une certaine clémence, dans la mesure où notre modèle empêche une volatilité des excédents.
La production, la vente de biens et services, les charges sociales et fiscales et la rémunération de nos salariés (permanents et en insertion) relèvent du champ strictement commercial, sans la moindre aide publique dont ne bénéficieraient pas les autres entreprises – le crédit d’impôt compétitivité emploi, par exemple.
En revanche, nos surcoûts font l’objet d’aides négociées. Celles-ci contribuent en premier lieu à l’accompagnement social que nous dispensons. Durant leurs premiers mois, nos bénéficiaires affichent un taux d’absentéisme de 38 %. Au départ, leur remise au travail pose davantage de problèmes qu’elle n’en résout.
Ils ont besoin que nous leur accordions du temps. Pour 1 euro d’argent public que nous percevons au titre de leur accompagnement, nous reversons 3,50 euros en taxes et cotisations salariales, et évitons de surcroît à l’État de verser des minima sociaux aux intéressés. Ce modèle est extrêmement profitable pour la collectivité.
En second lieu, les aides publiques soutiennent notre effort de formation. Les chômeurs que nous accompagnons ont besoin de 400 heures de formation, pas de 20 heures de stage !
Int. : Votre expérience révèle que les premiers facteurs clés de succès sont les alliances, l’ouverture à l’autre. Pourquoi aujourd’hui, alors que vous êtes un acteur installé, ces alliances restent-elles au cœur de votre modèle ?
A. D. : À nos débuts, les alliances que nous avons nouées avec les grandes familles du Nord, elles-mêmes habitées par un passé social, étaient “compassionnelles”. Elles m’ont permis de poser les fondations de la cathédrale Vitamine T. Ces chefs d’entreprise se sont émus de la situation de jeunes délinquants ou de femmes isolées qui ne trouvaient pas de place en centre d’hébergement. Ils nous confiaient quelques marchés et nous faisaient bénéficier de leur mécénat. Puis sont venues à nous des entreprises soucieuses de leur RSE, qui introduisaient des clauses sociales dans les appels d’offres. Qu’importe l’authenticité de ces démarches, j’ai tout pris ! C’est grâce à cela que l’une de mes équipes assure l’entretien de la tour SUEZ Environnement à La Défense, soit un marché de 600 000 euros par an pour 70 personnes en insertion.
Depuis dix ans, apparaissent des alliances plus structurelles, nées du questionnement des entreprises sur leur propre objet social. Comment peuvent-elles prospérer à Lille, Saint-Denis ou Perpignan, dans un environnement délité et rongé par le chômage ? Cette prise de conscience s’accélère de façon spectaculaire, car ces entreprises ont besoin d’employés, notamment de premier et de deuxième niveaux de qualification. Je rêve que toutes s’approprient la démarche de Vitamine T. Elles ne feraient là que remplir le rôle premier de toute entreprise à l’égard de la société.