Les camps de réfugiés : espaces d’accueil temporaire

Politique et relations sociales malgré les précarités des statuts

Fabio Mattioli, 2011

Les banlieues ne sont pas les seuls lieux que le regard commun a des difficultés à concevoir dans leur pluralité : les camps de réfugiés sont l’objet de stéréotypes de manière encore plus frappante, quand ils ne sont pas tout bonnement « invisibles ».

On pourrait se demander à quoi bon consacrer une analyse à ces espaces dans un dossier traitant des formes urbaines, alors que les campements qui surgissent spontanément à l’esprit semblent n’avoir rien en commun avec la ville. Pourtant, si l’on observe de près ce phénomène, on se rend compte qu’il y a de nombreuses raisons de rapprocher camps de réfugiés et villes.

Tout d’abord, les camps de réfugiés, de demandeurs d’asile, de migrants, de squatteurs etc. (les dénominations changent selon les situations) peuvent aussi bien être présents dans un milieu urbain que dans un espace rural. Dans certaines villes africaines, des hôtels ou même des quartiers sont entièrement dédiés au logement temporaire de ces populations dans le besoin. En France, un grand dispositif est mis en place pour abriter les réfugiés dans des centres spécialisés, parmi lesquels figure aussi un étage d’un hôtel de l’aéroport de Roissy, qui abrite une « zone d’attente pour personnes en instance ». De nombreux camps de réfugiés sont actifs en Europe dans des villes majeures ou à leur proximité immédiate.

Qu’un camp puisse être placé en ville n’est pourtant pas ce qui rend l’analyse de ces espaces intéressante pour la compréhension des phénomènes de citoyenneté et gouvernance citadines. L’intérêt naît plutôt du phénomène inverse :quand le camp se fait ville.

Des espaces transitoires qui deviennent souvent des installations durables

En suivant l’anthropologue français Michel Agier dans ses passionnantes études panoramiques sur les camps, on peut remarquer que ces espaces pensés pour durer un temps bref et défini se transforment souvent en installations durables. C’est pour cela que les agences onusiennes ou non gouvernementales aident à construire les premiers abris, en fournissant tentes de plastiques, lamiers de latte ou d’autres simples matériaux facilement destructibles et relativement peu durables. Avec le temps, ces espaces se transforment en « vraies » habitations, construites certes jour après jour avec des matériaux de récupération, mais visant à installer de manière plus confortable et prolongée les individus, qui vivent d’ailleurs souvent dans ces camps depuis des années. Ce processus de fixation de la vie quotidienne est précisément ce qui fonde une ville, dans laquelle des individus commencent à se recréer des espaces de socialité, de culte, et aussi d’intimité, avec l’idée d’y rester. Ainsi naissent des groupements, une forme de commerce à l’intérieur des camps et entre les camps et les lieux environnants se développe, de nouvelles familles se forment et des êtres humains viennent au monde.

Le problème naît du fait que ce développement naturel n’est pas admis par les règles auxquelles les camps sont soumis. Le camp devra un jour être détruit ; il ne doit pas se développer en entité autonome comme une ville. Ainsi, les agences qui gèrent l’espace détruiront les baraques ou maisons construites avec tant d’efforts, rapatrieront les individus dans des pays qui n’existent plus ou qu’ils ne connaissent plus, sépareront des couples et des familles formées dans les camps pour renvoyer les individus dans leur pays d’origine respectif. Les formes de commerce qui s’étaient développées seront détruites, de même que les cultures agricoles ou autres activités productives qui s’étaient mises en place, car elles constituent une source de revenu qui pourrait inciter les réfugiés à s’installer durablement.

Les réfugiés, que les camps accueillent par milliers, voire millions, ne sont donc pas censés exister au vrai sens du terme. Leur vie est mise entre parenthèse, elle n’est pas censée suivre son cours « normalement » : ils sont là en attendant la fin d’un conflit, une décision administrative sur leur sort, un bateau, un avion, ou un camion qui les ramènera « chez eux ». Même lorsque cette vie dans les camps représente la majeure partie de leur existence. Même quand ils y sont nés. Même quand les conditions en dehors des camps sont encore incertaines, défavorables, voire dangereuses pour eux, en raison des guerres, de la famine ou d’autres calamités.

Pour la rhétorique officielle, ces individus, ces personnes, ces hommes et femmes, ne sont pas de vrais individus, titulaires des mêmes capacités individuelles que l’on attribue à « nous », les « normaux ». Comme en son temps pour les malades mentaux, eux aussi sont tenus détachés du reste de la collectivité, dans des espaces invisibles, et qui devront un jour cesser d’exister. Même quand on sort de cette logique de l’occultement, les militants pour les droits de ces personnes tendent à les présenter seulement dans leur état d’aliénation, ou de victimes.

Des individus invisibles mais qui vivent comme tout être humain

Pourtant, ces individus ne sont pas simplement des victimes, des « corps nus ». Ils rêvent, ils croient, ils ont peur, ils construisent des relations, ils trahissent, en somme, ils vivent comme chaque être humain. Ils s’organisent aussi : ils manifestent dans les camps pour revendiquer leurs droits et déclamer leur refus des règles et politiques imposées par les agences, qu’elles soient humanitaires, étatiques ou de sécurité. Qu’ils protestent contre Frontex, Médecins du Monde, le Haut Commissariat pour les Réfugiés, ou la police, ils mettent en pratique des stratégies afin de contourner les règles plus ou moins injustes qui limitent leur vie. Quand il s’agit de camps de transit, installations informelles souvent cachées et gérées non par des agences non gouvernementales ou onusiennes mais de façon autonome, ils peuvent mettre en place de vrais dispositifs d’autogouvernement, comme c’est le cas dans les bois aux alentours des enclaves espagnoles au Maroc : si les quartiers des villes occidentales expérimentaient un tel niveau d’organisation, de solidarité et de communauté, on parlerait de démocratie participative. Dans le cas des camps, on se satisfait de les démanteler.

Il s’avère donc que le hiatus entre réalité quotidienne et dispositif de réglementation officiel de ces espaces est énorme. Les individus vivent quotidiennement dans un espace, l’investissent de sens en créant des relations sociales, et commencent à se projeter dans l’avenir en construisant leurs maisons. Officiellement, au contraire, ces espaces ne sont pas censés être habités et les individus qui les occupent ne doivent pas se comporter en sujet autonome : au contraire, ils doivent tout simplement attendre, sans s’enraciner dans le lieu. C’est exactement cette contradiction, peut-être coupablement mise à l’œuvre par les agences chargées de leur suivi, qui est commune entre les camps et d’autres espaces urbains. Ils font partie de ces espaces invisibles, parce qu’ils ne devraient pas exister ; et s’ils parviennent néanmoins à exister, il ne faut pas les officialiser mais plutôt les démanteler, car leur existence est perçue comme une rupture de l’ordre préétabli.

De fait, ces espaces sont à la fois stigmatisés et soustraits à la vision et à la discussion publique. Seules quelques associations ont le droit de se rendre dans les camps d’accueil ou de rétention des demandeurs d’asile en France; le public, quant à lui, ne possède que peu d’informations sur ce qui se passe réellement dans ces endroits, et celles-ci sont d’ailleurs très filtrées.

Le problème soulevé par ces espaces interpelle bien d’autres lieux et enjeux urbains qui peuvent être mieux compris à partir de ce cas extrême, car ils en partagent dynamiques et, peut être, solutions. Tout d’abord, la réflexion sur ces espaces conduit à s’interroger sur la fermeture des espaces en général. Peut-on obliger des êtres humains à vivre dans des espaces fermés et isolés ? Est-il sensé de loger et accueillir des individus en attente, dans des lieux éloignés et sans aucun contrôle public – celui-ci étant non pas assigné aux autres citoyens, mais à des spécialistes de l’ordre (policier, organisations etc.). Généralisant le cas des camps, peut-on exclure de la société commune des individus « dérangeants », soit parce qu’ils sont « anormaux », soit parce qu’ils sont « en attente » ? Ce processus d’exclusion ne pose pas seulement problème pour les demandeurs d’asile, ou habitants des banlieues, ou malades mentaux, etc. Il constitue aussi un dommage pour les « normaux », qui se retrouvent de facto privés d’une partie de leur humanité : l’enrichissement mutuel qui se vérifie lors de la rencontre avec des « autres » est ainsi interdit par ces dispositifs. En outre, la possibilité de discussion publique que les citoyens devraient avoir à propos de ces thèmes est gravement empêchée par l’impossibilité d’accès aux sources et par le défaut de visibilité et transparence de ces processus. Loin d’être du domaine public, ces espaces sont soumis au plus grand secret possible.

Les camps nous interrogent aussi à propos de la perméabilité de la ville vis-à-vis des immigrés ou des étrangers. A l’âge de la globalisation, il est assez impensable de pouvoir fermer nos sociétés, et donc aussi nos villes. Que doit être la place, tant physique que symbolique, des immigrés ? Quels espaces peuvent être « colonisés » par d’autres individus, venus d’autres régions du globe ? Les dernières décennies ont vu une résurgence des mouvements xénophobes et racistes dans l’ensemble des pays européens. Pourtant, la domination économique « occidentale » est bien l’une des causes principales des migrations, en tant que raison directe ou indirecte de guerres, du réchauffement climatique, ou des surexploitations des ressources. Il semble donc logique que les populations de la planète puissent aspirer à un meilleur futur, décidant de tenter leur chance en Europe. L’urbanisation galopante sera toujours plus concernée par ces flux de personnes, et la nécessité de structurer la ville comme lieu de rencontre des individus issus de passés différents se fait de plus en plus sentir. Dans ce sens, une étude de la gestion des camps aujourd’hui peut nous fournir un exemple négatif à partir duquel structurer les politiques publiques en matière d’accueil des migrants.

Qu’est-ce qui fait ville ?

Enfin, le cas des camps nous permet de réfléchir sur la condition même des villes contemporaines. Qu’est-ce qu’une ville ? Un groupe de maisons, un ensemble de gens qui y vivent, les utilisent, les investissent de sens et d’émotions, est-ce assez pour former une ville ? Bien que ces éléments soient présents dans les camps, ceux-ci ne sont néanmoins pas reconnus comme titulaire du droit à exister comme une ville. Ce qui leur manque est une légitimité officielle et formelle, qui souvent passe par des documents administratifs : actes de propriété, ou actes d’identification, comme les passeports donnant accès à certains espaces nationaux. La même question se pose pour les demandeurs d’asile en Europe : même s’ils travaillent, même s’ils sont autonomes et non un « poids » pour la société d’accueil, même s’ils ont construit une vie nouvelle qui fait du nouveau pays leur patrie, le fait d’être né avec un symbole national plutôt qu’un autre en conditionne les possibilités de permanence. Cette condition est assez nouvelle dans l’histoire de l’être humain : bien des migrations de peuple ou d’individus ont eu lieu sans être réglées de manière formelle avec des « papiers », et cela n’a pas forcément impliqué la disparition d’un peuple exterminé par l’autre. Le même concept de « sans papier » n’avait aucun sens dans une ville du XV° siècle, par exemple. Cela pourrait nous faire réfléchir sur le type de réglementation que nous souhaitons pour notre vie, pour nos villes, et donc pour notre communauté de citoyens. Cette formalisation du droit à la permanence dans un espace est-elle vraiment si importante que cela ? Les villes contemporaines peuvent-elles devenir des espaces dans lesquels la présence des individus est régie par des lois non pas « formelles » mais relationnelles ?

L’identification, l’identité, se faire reconnaître, sont des actes et des instances que nous accomplissons – ou que nous devons accomplir – plusieurs fois par jour : quand nous passons le pass pour accéder au métro, quand nous utilisons la carte de crédit pou payer, quand nous utilisons internet. Si l’on n’est pas capable de s’identifier, ne serait-ce qu’avec la carte d’identité, notre statut d’être humain est soudainement dégradé, et nos possibilités d’agir sont réduites, comme c’est le cas pour les « sans–papiers » ou les individus en attente dans les camps de demandeurs d’asile/rétention. Pourtant, même dans les camps, quand les conditions le permettent, les individus peuvent développer une vie sociale, tout à fait similaire à celle « formalisée » que l’on possède dans notre ville.Est-il donc possible de penser la ville autrement, comme un lieu où le simple fait d’exister serait le seul document nécessaire pour pouvoir y vivre ?

Sources

  • AGIER, M. (2009) Gérer les indésirables. Paris : Flammarion.

To go further

Voir aussi le site internet www.reseau-terra.eu/]