Du « bon » usage des espaces du métro

Fabio Mattioli, 2011

Dans un opuscule qui circulait en 2009 à Paris, le collectif « Ne pas Plier » avait choisi de montrer un homme qui essayait de dormir dans le métro parisien. Il se voyait contraint de se « plier » dans tous les sens : soit parce que les bancs étaient désormais individualisés avec des compartiments définissant chaque siège, soit parce que les nouveaux éléments de « design » avaient été conçus de façon à éviter que quelqu’un puisse s’y endormir.

De cette série de photographies humoristiques émerge la condition tragique des sans-abri, pour qui le métro est souvent un des lieux où passer la nuit. Mais la réflexion soulevée par l’aménagement de l’espace des métros touche un public bien plus vaste : elle concerne la façon dont l’organisation de l’espace peut être un moyen d’organiser une discipline ou un contrôle. En réalité, la question qui ressort avec inquiétude dans l’opuscule cité ci-dessus est celle de l’influence qui peut être exercée sur nos vies par des pouvoirs extérieurs, qu’il s’agisse de l’Etat ou d’entreprises privées, à travers le monopole non pas de la violence, mais de l’espace.

Il n’est pas question ici de proposer une « théorie du complot », dans laquelle la RATP serait en train de construire un « nouveau monde » à la Huxley où chacun serait contrôlé. Au contraire, il s’agit de porter attention aux implications relationnelles de certains espaces et d’en exposer les logiques à la discussion publique.

Avoir des sièges individuels et éloignés les uns des autres n’est pas une donnée fixe et naturelle ; cela correspond bien à une idée de société à laquelle on a donné une forme physique et qui peut servir comme instrument pour la reproduire à grande échelle. Ce n’est pas un hasard si dans les gares et métros de style communiste, les espaces étaient conçus comme lieu collectif, et il n’y avait pas ou peu de sièges individuels. Même dans l’Italie des années 1960 jusqu’à la fin des années 1990, les compartiments des trains les plus fréquentés avaient des banquettes dont on pouvait, ou non, individualiser les places grâce aux accoudoirs amovibles ; dans les nouveaux trains, ces sièges sont tous individuels, avec accoudoirs fixes et siège dessiné pour une seule personne, comme les sièges conducteur ou passager des voitures. On peut se demander quelle est la conséquence de cette forme d’organisation de l’espace. Sans tomber dans le tragique, on peut remarquer que cette organisation augmente la difficulté de communication entre les voyageurs, et par conséquent la tendance au repli sur soi. Comme cela a plusieurs fois été mis en évidence dans d’autres fiches, l’espace à lui seul ne détermine pas les relations, mais il privilégie clairement certaines façons de faire, certaines modalités d’actions, tout en en décourageant d’autres. Dans le cas des banquettes, ces espaces découragent la possibilité de dormir, de s’allonger, de déranger—mais aussi de s’entretenir avec—les personnes voisines.

Ils transmettent une idée de comportement souhaitable très focalisé et spécifique ; après tout, pourquoi ne pas s’allonger dans le métro ? Dormir dans le métro est-il mauvais en soi ? Pourquoi ? Dans le sens commun, le métro ne nous semble peut-être pas « fait pour » dormir ; mais qui a décidé du « bon » usage du métro ? A priori rien n’indique qu’un banc dans un parc soit mieux qu’un banc du métro pour dormir. Ce sens commun ne dépendrait-il pas des façons dont ces espaces sont organisés et policés ? « Le bon usage » du métro semble donc une mesure de « civilité » produite et imposée à travers certaines pratiques – sanctionnées – et d’autres – encouragées – soit par des règlements, soit par des espaces.

Cette formulation d’un « bon » usage de ces espaces est confirmée et renforcée par la campagne éducative lancée en 2009 par la RATP dans les métros parisiens. Des affiches ont soudainement commencé à rappeler aux utilisateurs qu’il était important d’être efficient et rapide : « préparer ma sortie facilite ma descente », tout en culpabilisant ceux qui ne l’étaient pas : « 1 seconde perdue en station équivaut à du retard sur toute la ligne » [[flickr.com/photos/clarissawam/3398512453/]].

Certes il y a des raisons pratiques à ces avertissements ; la RATP cherche à indiquer de bonnes règles de conduite permettant d’éviter des conséquences négatives pour tous. De même, les aménagements des espaces publics du métro ont souvent été présentés comme des conséquences des soucis de sécurité : des gens dormant dans le métro peuvent constituer des problèmes soit pour les usagers, soit pour les sans-abris eux-mêmes (qui pourraient risquer de graves accidents en se promenant dans le réseau du métro).

Les exigences de sécurité, de rentabilité et d’efficience correspondent à de réels problèmes que les entreprises comme la RATP doivent résoudre ; toutefois on peut se demander quelle est la meilleure façon de faire. Finalement, on arrive à une étrange conclusion : le citoyen, qui est censé être capable de voter et avoir une responsabilité individuelle et politique, devient un « enfant » dans le métro, au point qu’il faut lui apprendre, lui rappeler, et souvent lui imposer des règles de conduite. On en vient donc à se demander si cette optique ne contribuerait pas plutôt à criminaliser la victime : est-ce vraiment le clochard qui crée l’insécurité ? N’est-ce pas plutôt ce genre de règles discriminatoires qui créent l’insécurité ? L’usager est-il vraiment responsable des retards sur la ligne ? Ne s’agit-il pas généralement d’autres causes dont la RATP « oublierait » de parler ?

Les conceptions à propos du bon usage du métro sont donc très aléatoires et localisées : presque chaque ville en a de différentes, puisque les enjeux ne sont pas les mêmes partout, mais aussi que la culture politique et l’éducation du citoyen ne sont pas gérées de la même manière dans des villes, régions et pays différents. Le métro de Berlin fonctionne jour et nuit et n’a pas de tourniquets empêchant l’entrée de voyageurs sans ticket. Dans le métro de Los Angeles une voix féminine rappelle aux « clients » (pas de citoyens ici !) qu’il est interdit de manger et de boire, et le répète aussi bien en anglais qu’en espagnol. A New York City les règles sont affichées dans certaines stations, et parfois une voix masculine rappelle en anglais quelques points à propos de colis suspects.

Ce qui peut être assez frappant est que dans un pays où la sphère publique reçoit assez peu de soutien, comme aux Etats-Unis, les espaces du métro sont souvent utilisés avec beaucoup plus de convivialité qu’en France. Les villes américaines, en général, n’ont pas été développées avec un grand soin pour les espaces publics. Il est difficile de trouver des bancs pour s’asseoir, des places, ou des parcs ; et lorsque cela est possible, souvent des inscriptions rappellent le nom du donateur– généralement une entreprise privée ou un philanthrope : ce n’est pas le résultat de l’action des politiques publiques, mais de donations privées. En même temps, la relation des New Yorkais avec le métro est beaucoup plus détendue que celle des Parisiens, bien que le service new yorkais soit de piètre qualité. Les espaces partagés, dans lesquels les gens sont physiquement proches, ne posent pas de problème, mais au contraire donnent souvent l’occasion de discuter. Il est très normal de commencer une conversation avec quelqu’un que l’on vient juste de rencontrer dans le métro, comme il est très normal d’aider d’autres voyageurs à sauter dans le métro qui s’ébranle et dont la porte se ferme : ce n’est pas un acte « d’incivilité », mais de solidarité. De même, si la faible densité des voyageurs le permet, il n’est pas inhabituel de voir des gens se détendre sur les bancs et y faire une petite sieste, puis faire de la place lorsqu’il y en a besoin. Cela n’implique pas nécessairement un sentiment d’insécurité ; au contraire, c’est bien la possibilité de s’approprier le métro – par exemple par des groupes qui veulent jouer, ou faire des performances – qui contribue à faire du métro un espace protégé, ainsi que l’a montré l’anthropologue Susie Tenebaum, dans son livre magistral intitulé « Underground Harmonies » (Harmonies souterraines).

La différence dans la façon de percevoir, sentir, et vivre le métro demande des études plus approfondies que celles dont nous disposons jusqu’à présent. En attendant, on peut remarquer que ces réflexions ne doivent pas être généralisées au-delà des contextes sociaux spécifiques ; l’aménagement de l’espace n’est pas une recette universelle pour la solution aux problèmes de la société. Toutefois, il est nécessaire de prendre en compte cette dimension dans la planification de ces lieux, et de lui donner au moins autant de poids qu’aux exigences de sécurité, rentabilité, et efficience. Les métros ne sont pas des espaces morts, au contraire il s’agit de « ce que bien des habitants de New York voient de la ville le matin, et la dernière image qu’ils en ont le soir », comme une affiche dans la ligne « M » entre Brooklyn et Manhattan le rappelle. Il s’agit d’un espace qui peut être vécu, où la présence de chacun parmi les « autres » devient concrète. Ce n’est pas un hasard si récemment les stations parisiennes ont vu la prolifération de magasins dans les gares et stations mêmes ; ou si de tels lieux furent choisis pour des protestations politiques pacifiques ainsi que des attentats violents (le dernier à Moscou en mars 2010). De même, comme Alaina Lemon nous le rappelle à propos de la capitale russe, le métro est un espace dans lequel l’information peut circuler très rapidement, notamment lors d’évènements politiques : c’est un lieu qui peut avoir des significations politiques formidables. A Paris, une des implications politiques les plus importantes est l’exposition des individus aux différences : tous types de personnes prennent le métro, qui devient ainsi le lieu où l’on se rend véritablement compte de la variété de la société. Etre capable d’y nouer des liens est un des défis les plus importants de notre siècle : cela ne peut pas être entièrement laissé à l’initiative individuelle, mais doit être encouragé par des politiques publiques sensibles aux relations dans les espaces publics. En d’autres termes, si l’on veut profiter du potentiel politique des métros, l’aménagement et le contrôle de l’espace doivent être sujet à une attention particulière de la part des pouvoirs publics. Il en va des citoyens, autant que des clients.

Referencias

  • Lemon, Alaina. 2000 « Talking Transit and Spectating Transition: The Moscow Metro, » in Altering States: Anthropology in Transition, eds. Daphne Berdahl, Matti Bunzl, and Martha Lampland. University of Michigan Press

  • Tenebaum, Susie. 1995. Underground Harmonies. Cornell University Press.