Diffusion du droit à la ville en Allemagne
Elodie VITTU, 2016
L’ouvrage Le droit à la ville d’Henri Lefebvre (2009 [1968]) vient d’être publié en allemand, en mars 2016, vingt ans après la traduction anglophone. Il ne semble pas que ce manifeste Le droit à la ville (1968), ni La révolution urbaine (1970), l’autre ouvrage de référence, ne sont forcément lus par les mouvements sociaux qui se réclament du droit à la ville. Ils en constituent toutefois une inspiration (Vogelpohl, 2015).
Dans cet article, nous nous interrogeons sur l’expansion des mouvements du droit à la ville en Allemagne et dressons un état des lieux, en prenant l’exemple d’une ville moyenne en ex-RDA : Iéna. Nous observons que les luttes actuelles sont très fortement axées sur la nouvelle question du logement en Allemagne, mais pas uniquement.
À Hambourg : des jardiniers amateurs et des autonomes
Le premier mouvement pour le droit à la ville portant ce nom naquit à Hambourg en 20091. Dès le début, un réseau a réuni les initiatives et il est toujours actif, mais il est principalement concentré sur les quartiers centraux. L’initiative des maisons ESSO s’est même professionnalisée en devenant partenaire de l’administration locale (Plan Bude). Aujourd’hui, outre la solidarité avec les personnes réfugiées, la lutte s’oriente pour le maintien des centres collectifs autogérés, et sur les initiatives de quartier. Par exemple, l’initiative qui se nomme « faire soi-même St Pauli » (« St Pauli selber machen») organise des manifestations, publie un journal de quartier, mais aussi met en place des assemblées de quartier, comme contre-pouvoir des autorités élues, dans lesquelles des résolutions sont votées, par et pour les habitants du quartier. Les groupes du réseau hambourgeois sont tellement diversifiés qu’ils doivent continuellement se fédérer et fabriquer de nouveau leur conception du droit à la ville. C’est à travers leurs activités concrètes qu’ils le définissent. Devant l’essoufflement du débat et des militant-es, le réseau est en perpétuelle remise en question. De plus, il est surreprésenté par des initiatives du centre de la ville. D’autres collectifs plus récents (« Nord Netz », « Wilhelmsburg solidarisch ») cherchent ainsi à donner un contrepoids à l’action dans des quartiers hambourgeois excentrés.
Des groupes locaux et une mise en réseau nationale
Une vingtaine de mouvements répartis dans toute l’Allemagne, en Suisse et en Autriche, des initiatives, collectifs, groupes, associations etc. se nomment explicitement « Droit à la Ville » (Recht auf Stadt) ou ont des noms assimilés : « La ville nous appartient », « Nous sommes la ville », « La ville pour tous », etc. Tous s’entendent sur la question « À qui appartient la ville ? » en répondant par « aux habitants, pas aux investisseurs » ; Cities for People not for Profit ! Ils se préoccupent des problématiques du logement, des quartiers ou du maintien des services publics, défendent l’émancipation, l’auto-gestion, les cultures alternatives. Ils utilisent différentes formes de protestation, allant du squat au référendum.Institutionnellement, ils sont en partie rattachés à IL2 (Interventionistische Linke) et au BUKO3 (Bundeskoordination Internationalismus). Le BUKO est une plateforme où un réseau national des initiatives est en train de se mettre en place.
Un wiki collectif est entre autres un outil de communication, mais aussi des rencontres annuelles d’échange sur les pratiques et expériences des groupes. Lors de la dernière rencontre à Cologne en avril 2016, les workshops ont été axées, à la demande des participants, sur :
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le logement,
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les initiatives de quartier
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les occupations.
120 militants de 11 villes différentes ont échangé pendant trois jours sur ces différentes thématiques lors d’ateliers concernant des questions très concrètes de la pratique militante, des revendications au niveau fédéral jusqu’à une réflexion d’internationalisation du réseau. C’est dans ce cadre qu’une photo de soutien à la PAH, la plate-forme des victimes du crédit hypothécaire en Espagne, qui est en train de perdre sa loi contre les expulsions, a été prise et relayée sur les réseaux.
L’exemple de Iéna (Thuringe)
Les acteurs
Iéna est une ville de 107.000 habitants, dont un quart d’étudiants (23.000 environ), située en ex-RDA. Elle connaît, contrairement à ses villes voisines et à la région dans laquelle elle se situe, la Thuringe, un essor économique et démographique. La population augmente de 8,3 % depuis 2000 et des entreprises de renommée internationale (Zeiss, Schott) s’y sont installées après 1990. La croissance à Iéna est un cas à part, dans une région en récession. La population se présente aussi de manière cosmopolite lors des manifestations anti-nazis4. La qualité de vie est assez idyllique dans cette ville moyenne qui bénéficie en plus d’un cadre naturel avec collines, fleuves et forêts au bord de la ville. Déjà, à la fin des années 1960, les débats concernant le développement urbain se posaient dans une remise en question de l’urbanisme socialiste, par les défenseurs du patrimoine, par ex. en opposition à la construction de la seule tour de la ville qui est devenue aujourd’hui l’emblème de la ville (Heckart, 2006).
Iéna est une ville avec beaucoup d’étudiants et qui bénéficie ainsi de structures de représentation et d’organisation comme le Conseil des étudiants. Ce Conseil mobilise les étudiants sur des thèmes qui les concernent comme avec la cam-pagne « sur-occupé » (« überbelegt »), une campagne motivée par le manque de logements adaptés aux étudiants, notamment en début de semestre. Les modes d’action de ce groupe étaient d’occuper le Conseil municipal avec des sacs de couchage, de construire des préfabriqués sur l’espace public ou d’installer des plaques de porte « sur-occupé » : une protestation inoffensive qui s’est affirmée jusqu’en 2012 et n’est plus très actuelle. Les initiatives étudiantes sont, comme ici, souvent avortées quand les étudiants quittent la ville ou l’université.
L’extrême-gauche – appelée gauche alternative, car l’extrême gauche « Die Linke » est au pouvoir en coalition avec le SPD en Thuringe – est également présente dans la ville. Deux occupations illégales ont été réalisées en 2012 et 2013 par un groupe qui se nomme « Wolja », deux bâtiments anciennement squattés sont des centres auto-gérés (Inselplatz, Haus). Mais ce sont surtout les campagnes Antifaqui rassemblent le plus de militant-es : les protestations lors du scandale NSU dont les partisans d’extrême-droite venaient de Iéna (2011), les manifestations anti-nazi de 2015-2016, etc., en partie organisés dans les centres de jeunes, sont fréquentes. Elles réunissent plusieurs générations et renforcent le sentiment partagé de vivre dans une ville ouverte sur le monde. Il est également intéressant de voir que l’église protestante joue un rôle de rassemblement, notamment avec ses groupes de jeunes. Sur les questions urbaines et de logement, des groupes existent, mais ils ne sont pas coordonnés. Il y a quelques groupes de locataires qui défendent leurs droits, une association pour le logement des plus démunis, afin qu’ils ne deviennent pas sans-logis. En dehors de ces groupes institutionnellement identifiables, des « désobéissants » refusent simplement de mettre leurs terrains, leurs jardins ouvriers, etc. à disposition de la municipalité, ce qui ralentit beaucoup son projet d’aménagement.
Mais ce fut lors d’un référendum contre le projet d’aménagement de la place centrale de la ville, actuellement un parking (Eichplatz) que la protestation fut la plus forte, souvent contradictoire, avec des partis opposés. Forte de cette expérience, la municipalité ayant perdu sa crédibilité, elle revendique désormais activement la participation des habitants. Ce chemin emprunté de la participation fondée sur le consensus ne rassasie cependant pas toutes les revendications.
Lors de rencontres organisées pour construire une alliance ou une mise en réseau des acteurs mentionnés ci-dessus, ils affirment que leurs expériences se situent dans la revendication d’un droit à la ville. Le droit à la ville est entendu par ces groupes comme l’opportunité de faire participer les citoyens à la décision, que les quartiers périphériques (Lobeda, Winzerla) soit considérés comme partie intégrante de la ville (droit à la centralité), que les projets soient construits en auto-gestion, etc. La communication dans ces groupes se veut horizontale et non hiérarchique. Thématiquement, ce sont deux courants qui se profilent : les revendications pour le logement et le développement urbain et la lutte pour les espaces non commerciaux et les cultures alternatives.
Naissance d’un mouvement du droit à la ville à Iéna
Les rencontres du BUKO sont annuelles et réunissent des militantes et militants de toute l’Allemagne et des pays voisins dans des groupes de travail et pour partager leurs expériences. En 2013 c’était à Erfurt, en 2014 à Leipzig. La participation au BUKO a motivé un groupe de personnes appartenant à la scène politique hors parlementaire d’Iéna à créer la « journée d’action du Droit à la Ville » en juillet 2014. Des interventions diverses ont lieu sur l’espace public, café solidaire, marche lente, masse critique à vélo, etc. L’événement le plus médiatisé a été le squat d’un immeuble vide appartenant à l’université. La volonté de monter un réseau des initiatives s’essoufflera, mais pas les groupes. Chacun a sa thématique : l’espace public, la socio-culture ou les cultures non conventionnelles, l’acquisition d’espaces coopératifs, des surfaces plantées en urban gardening, l’aménagement urbain, le logement. Chacun travaille différemment et proteste à sa façon : journées d’action, balades critiques, travail de presse, réunions, cercles de discussion, jardinage, manifestations, etc. Il serait prématuré de vouloir révéler l’état des lieux actuel, mais nous allons nous concentrer sur un groupe qui s’est focalisé sur la question du logement.
La stratégie de développement urbain à Iéna suit les indicateurs du néolibéralisme : soutien des ménages de la classe moyenne pour qu’ils puissent construire à moindre frais, orientation sur l’aide à la personne et non à la pierre, argumentations bancales pour construire du neuf de luxe, refus de construire du logement social sous motifs économiques, etc. Comme les problèmes de logement ne sont pas des problèmes individuels, le collectif « STATT5 » à Iéna a mis en place un
Cercle d’échange sur les problèmes de logement pour entrer en contact avec une partie large de la population et l’aider collectivement et solidairement à surmonter leurs problèmes de logement. L’association qui abrite ce groupe fait du conseil aux personnes concernées par la loi Hartz-IV (l’équivalent du RSA).
En plus de l’aide mutuelle, recueillir des témoignages permet de revendiquer devant le Conseil Municipal et autres instances parlementaires une politique de logement et de développement urbain socialement plus responsable. À Iéna, l’augmentation des loyers de 18 % entre 2008 et 2013 est la plus forte en ex-Allemagne de l’Est. Le loyer moyen brut de 8,6 euro/m² s’élève au-dessus des moyennes régionales et nationales (Allemagne : 8,3, Thuringe : 5,7). Pour finir, le peu d’offre disponible avec un taux de vacance de 2 % n’améliore pas la situation. Quant aux revenus d’une certaine couche de la population (étudiants, seniors, familles mono-parentales, ménages dits « Hartz IV »), ils sont peu élevés : l’investissement pour le loyer moyen, appelé également le « taux d’effort6 » est de 35 % en moyenne et, pour les ménages à revenus bas (1/4 des ménages), il s’élève à 50 %. Les réfugiés en attente de régularisation n’entrent pas dans les statistiques. La ligne affirmée est de continuer à soutenir la croissance, à tout prix. Ni l’opposition locale, ni les citoyens ne se font vraiment entendre sur ce domaine de politique communale.
Droit au logement et à la ville
La débâcle du grand projet ferroviaire « Stuttgart 217 » a fait prendre conscience en Allemagne que la protestation ne se limitait pas aux anarchistes et squatters et que la démocratie participative arrivait à ses limites. À la même période (2009-2010), le mouvement de Hambourg du droit à la ville était très fortement médiatisé. Ce terme semblait fédérateur ; il persiste d’ailleurs toujours. Avec l’exemple d’Iéna, nous avons cherché à comprendre en quoi le droit à la ville est une revendication pour le logement, mais pas seulement. Il constitue une utopie pour les mouvements sociaux urbains, car ils s’y retrouvent dans la vision, sans avoir besoin de se mettre d’accord sur le chemin à prendre.
Les idées de Lefebvre sont partagées : droit à la centralité, à la différence, l’accès aux possibilités et aux qualités de la ville et autogestion. De la crise de la ville post-industrielle qu’Henri Lefebvre décrivait, nous passons aujourd’hui à une crise de la ville néolibérale où la notion de droit à la ville devient plus qu’un slogan qui sonne bien (Vittu, 2011). Dans les grandes villes, mais aussi à Kassel, Bonn, Freiburg, Münster, Tübingen, etc., s’organisent des manifestations pour le droit à la ville. Cependant, dans les contextes locaux de développement urbain, c’est bien le logement, toutes formes de logement, qui préoccupe. La préoccupation dépasse l’accès à un logement décent ; elle devient une demande de nouvelle vie urbaine, le logement devenant un bien public qui se partage et l’accès aux services en est aussi inséparable. C’est pourquoi, les deux notions de droit au logement et droit à la ville ne sont pas séparables.
Quand on regarde au niveau international, il y a une appropriation du terme par des politiciens, par exemple, par United Cities and Local Governments (UCLG) pour en faire un projet des droits humains dans la ville. Les Nations Unies utilisent ce terme des mouvements sociaux à des fins institutionnelles. Enfin, en France, il correspond à un projet de participation des habitants. Le « droit à la ville » est en Allemagne revendiqué par des militants qui, dans les quartiers au jour le jour, aident collectivement à résoudre des problèmes de logement, à stopper des expulsions, à agir avec leur voisinage, à produire ou défendre des espaces autogérés collectifs, etc. Il est très porté par les mouvements radicaux de gauche et ne connait pas de réappropriation institutionnelle. Même en plein débat sur l’intégration des réfugiés dans la ville, le terme de « droit à la ville » n’est pas explicitement formulé dans ce cadre-là. Le « Recht auf Stadt» est plutôt une aspiration utopique des mouvements sociaux avec des applications sur le terrain très concrètes.
1 Pour plus d’information, lire VITTU, E. (2012), « Le “Droit à la Ville” de Hambourg : un réseau qui gagne à être connu », in MATHIVET, C. (ed), Le logement en Europe : délogeons la crise, Revue Passerelle N.7, Ritimo, Paris.
2 IL est une alliance de groupes radicaux et émancipatoires de gauche qui se revendiquent de l’interventionnisme, c’est-à-dire la construction d’un contre-pouvoir qui défend largement ses positions : plus d’infomartions [27.04.2016].
3 Le BUKO existe depuis 1977, comme réseau des mouvements d’émancipation de gauche. C’est un espace de débat avec différentes thématiques : éducation/émancipation, rapport nature/société et ville/espace. En dehors des rencontres annuelles, il y a divers espaces d’échanges et de rencontres.
4 En effet, la nouvelle droite organise régulièrement en Allemagne, et surtout en ex-RDA, des manifestations liées à des groupes d’extrême-droite, des militants du « mouvement contre l’islamisation » Thügida, et du parti dit « alternatif » AfD.
5 « STATT » est une préposition qui signifie « au lieu de quelque chose » et doit être accompagnée d’un nom commun, par exemple : « au lieu des problèmes de logement ». Ce nom est également un jeu de mot avec le mot STADT = ville qui se prononce à peu près de la même manière.
6 Il est considéré que le taux d’effort ne doit pas dépasser 1/3 (33 %) pour que le ménage puisse subvenir à ses besoins.
7 Ce projet de transformation de la gare de Stuttgart a provoqué une opposition massive en 2013 et des manifestations qui ont conduit à la remise en question complète du projet initial.
Sources
HECKART, B. (2006), « The Battle of Jena : Opposition to “Socialist” Urban Planning in the German Democratic Republic. » Journal of Urban History, 32(4), 546-581. doi : 10.1177/0096144205284163
LEFEBVRE, H. (1970), La révolution urbaine (Idées ed.). Paris : Gallimard.
LEFEBVRE, H. (2009 [1968]), Le droit à la ville (3 ed.). Paris : Economica.
VITTU, E. (2012), Le « Droit à la Ville » de Hambourg : un réseau qui gagne à être connu. InMathivet, C. (Ed.), Le logement en Europe. Délogeons la crise! In coredem (Series Ed.) (pp. 95-100), Passerelle N.7, Paris. aitec.reseau-ipam.org/spip.php?rubrique258.
VITTU, E. (2011), Le droit à la ville, plus qu’un slogan. Passerelles, 5.
VOGELPOHL, A. (2015), Die Begriffe Stadt Und Urbanisierung Bei Henri Lefebvre. Eine Inspiration für Recht auf Stadt-Bewegungen heute. dérive Zeitschrift für Stadtforschung : Henri LEFEBVRE und das RECHT auf STADT, 60, 4-8.
VRENEGOR, N. (2012), Entlang einer imaginären LINIE. Drei Jahre Recht-auf-Stadt-Bewegung in Hamburg – ein Zwischenstopp. dérive Zeitschrift für Stadtforschung : Stadt SELBER machen, 49, 9-14.
BUKO Bundeskoordination Internationalismus
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