De la Charte d’Athènes à la Charte d’Aalborg : un renversement de perspectives
Cyria Emelianoff, 2001
Cette fiche dresse une comparaison des Chartes d’Athènes et d’Aalborg.
Au-delà d’une remise en question générale, la vision de la ville durable retourne comme un gant les principes fondamentaux de la Charte d’Athènes. Bien que la profession des urbanistes ne soit pas entièrement acquise à cette façon de voir, la réflexion est en bonne voie. On peut citer à cet égard plusieurs initiatives européennes qui se réclament d’un développement urbain durable en se distanciant symétriquement des préceptes corbuséens : la charte de la Société des Urbanistes Européens 1, ou le Livre Blanc du Conseil des Architectes d’Europe2. Le guide pour le développement durable publié récemment par le Conseil Européen des Urbanistes3, qui a intégré un certain nombre de retours d’expérience, exprime aussi clairement ce changement d’optique.
Une soixantaine d’années séparent l’élaboration de la Charte d’Aalborg et celle de la Charte d’Athènes. Cette nouvelle Charte, non publiée, est un texte de référence pour un urbanisme « durable ». Elle ouvre la voie à une nouvelle génération de politiques urbaines, moins sectorielles, qui tentent d’intégrer les impacts du développement sur l’environnement à court, moyen et long terme, compris dans une dimension écologique et sociale (l’environnement quotidien). La possibilité même de cette intégration repose sur le renversement de cinq principes structurants ou piliers de la Charte d’Athènes :
1- La décontextualisation de l’architecture moderne, conséquence de la standardisation industrielle et du style moderne international, cède la place à un souci d’adaptation aux milieux et de mise en valeur des potentiels locaux.
L’insertion du bâti dans la ville, selon des critères aussi bien écologiques, paysagers que culturels, est le trait marquant d’une architecture « durable ». Cette intégration peut se faire sur un mode passéiste ou au contraire très contemporain, comme en témoigne le travail d’Alvaro Siza, architecte portugais et international, manifestement en résonance avec la microtopographie, le site, le paysage et la ville. Cette architecture rompt avec la logique de production d’objets architecturaux sériels ou isolés qui a caractérisé aussi bien la modernité qu’une certaine architecture contemporaine4.
2- Le principe de la table rase, qui influence encore les Zones d’Aménagement Concerté, est contesté au nom de la valorisation du ou des patrimoines, notion en perpétuelle extension.
La patrimonialisation des territoires peut être comprise comme une réaction inverse à celle qui a prévalu dans l’urbanisme moderne. La municipalité de Bouguenais, dans la communauté urbaine de Nantes, travaille par exemple à l’amélioration de son environnement périurbain, à travers la redécouverte d’une identité ligérienne et l’instauration de nouvelles proximités avec le fleuve5.
3- Au zonage, qui fut le maître mot de la Charte d’Athènes, se substitue une recherche de mixité fonctionnelle et sociale, susceptible d’endiguer les besoins croissants de mobilité et les processus de ségrégation socio-spatiale.
Cet objectif peut être mis en œuvre à l’échelle infra-urbaine (quartiers, îlots) mais constitue un défi redoutable à l’échelle des agglomérations, et plus encore des bassins de vie.
4- L’extension des limites de la ville préconisée par Le Corbusier à la suite du mouvement hygiéniste6 cède la place au souci de contenir l’urbanisation, afin de freiner la consommation croissante d’espaces, d’infrastructures et d’énergie.
La prise en compte de la forte contribution des régions urbaines au cumul de gaz à effet de serre dans l’atmosphère participe de ce revirement.
5- A l’inverse de l’urbanisme d’experts, nourri par l’offensive rationaliste des CIAM7 dans les années trente, la Charte d’Aalborg défend une construction partenariale et participative de la ville.
Diverses formes de concertation sont mises en place dans le cadre des agendas 21 locaux en Europe, insuffisantes mais qui ont le mérite d’exister. Cette démarche voit aussi le jour pour certains projets urbains, comme celui de la place de l’Étoile à Strasbourg, où une longue concertation publique a eu raison d’un projet architectural jugé trop décontextualisé.
L’inversion assez systématique des principes de la charte d’Athènes n’est pas exclusive au développement durable, bien qu’il y participe activement, ni à proprement parler inédite. Certaines propositions de l’urbanisme naissant, il y a un siècle, opposées à la vision ultérieure des CIAM, pourraient être rapprochées sans peine de celles des villes durables, ce dont témoignent par exemple les écrits de l’urbaniste Patrick Geddes. Mais l’amnésie qui a touché cette alternative précoce a interdit le déploiement de cette vision urbaine. Les propositions corbuséennes se prêtaient bien mieux à la culture des ingénieurs qui allaient prendre en main l’urbanisme8.
Annexe
Les principaux points de la Charte d’Aalborg (extraits commentés)
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La responsabilité des villes européennes dans les dégradations de l’environnement global et dans la promotion du développement durable. Les modes de vie urbains, les niveaux de vie et de consommation des ressources des pays industrialisés « ne peuvent satisfaire l’ensemble de la population actuelle, et encore moins les générations futures, sans détruire le capital naturel ».
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La pertinence de l’échelle des collectivités locales pour s’orienter vers un développement durable, en partenariat avec d’autres niveaux d’autorité. « Chaque ville étant différente, c’est à chacune qu’il appartient de trouver son propre chemin de parvenir à la durabilité ».
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L’indissociabilité des questions sociales, économiques et environnementales pour un développement humain durable, qui n’épuise pas les ressources naturelles, qui protège la vie humaine et la biodiversité.
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Le dynamisme du concept de durabilité, qui doit permettre d’intégrer les intérêts des générations futures dans les choix opérés aujourd’hui, et de bénéficier d’un retour d’informations permanent dans le cadre de l’expérimentation de nouvelles politiques urbaines par les villes du réseau. « La durabilité n’est ni une vision ni un état immuable, mais un système d’équilibrage novateur au plan local qui touche tous les aspects du processus décisionnel de la collectivité ».
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La nécessité d’une négociation pour résoudre les problèmes et ne plus les « exporter » dans le temps ni l’espace.
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Une inflexion de l’économie vers la durabilité car le capital naturel est un facteur limitant pour le développement économique.
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La compréhension des incidences sociales de la dégradation de l’environnement et la recherche d’une justice sociale à travers des modes de vie durables, pour « améliorer la qualité de vie des citoyens plutôt que simplement optimiser la consommation ». « L’inégalité des richesses est à l’origine de comportements insoutenables dont elle rend l’évolution plus difficile ». La création d’emplois doit s’efforcer de prendre en compte les principes de la durabilité.
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L’adoption de politiques d’aménagement du territoire visant à minimiser les impacts négatifs sur l’environnement, renforcer les transports en commun, réduire les dépenses énergétiques, développer la mixité fonctionnelle, rénover les centres urbains, et rendre plus solidaires le développement urbain et celui des arrière-pays.
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Le développement de l’accessibilité en diminuant les besoins de mobilité, c’est-à-dire la mobilité contrainte. Une substitution de modes de transports non polluants aux véhicules peut être progressivement opérée.
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Un effort pour réduire les émissions urbaines de gaz à effet de serre, par le développement des énergies renouvelables.
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La prévention à la source des rejets urbains toxiques
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L’affirmation d’une autogestion locale pour mettre en œuvre des stratégies de développement durable, fondée sur un pouvoir démocratique et financier.
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L’implication et la coopération de tous les acteurs dans ces stratégies, assortie d’une politique d’information et de formation.
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L’adoption d’outils pouvant faciliter une gestion urbaine écosystémique, capable d’évaluer les flux de ressources utilisés par les villes en vue d’une gestion économe.
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L’évaluation des politiques menées en s’appuyant sur différents indicateurs.
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La conscience que les actions menées en faveur de l’environnement n’ont pas réussi jusqu’ici à inverser la tendance d’une dégradation globale. L’intégration des politiques urbaines dans une démarche de durabilité globale est une nouvelle optique.
1 « Charte pour l’urbanisme des villes du XXI° siècle », 1998, Société Française des Urbanistes.
2 L’Europe et l’architecture demain. Livre Blanc. Propositions pour l’aménagement du cadre bâti en Europe, 1995. Conseil des Architectes d’Europe, Bruxelles.
3 Try it this way. Le développement durable au niveau local. 2003. Guide du Conseil Européen des Urbanistes, 37 p. Ce guide a été traduit en français grâce au soutien de la Région Nord Pas de Calais et de la Fédération Nationale de Promoteurs Constructeurs.
4 Un livre pour la bibliothèque nationale de France, un robot pour des immeubles de bureaux à Tokyo, un cerveau pour l’institut de neurosciences à Hanovre…
5 Dans le cadre d’un programme local de développement durable baptisé POLLEN
6 Principe 1 de la Charte d’Athènes. Le Corbusier, 1942/ 1957. La Charte d’Athènes. Ed. de Minuit.
7 Congrès Internationaux d’Architecture Moderne
8 J-P. Gaudin, 1985. L’avenir en plan. Technique et politique dans la prévision urbaine 1900-1930. Champ Vallon, 210 p.