Ingénierie et compétences de la participation

Comment réduire l’asymétrie qui préexiste entre les institutionnels et leurs experts disposant du savoir technique, d’une part, et les représentants de la société civile?

Simon Wühl, 2009

Cette fiche théorique présente les enjeux et les modalités de la participation et de sa médiatisation par des experts. Elle offre un cadre de réflexion utile pour envisager la formation d’expert-habitants à égalité avec les décideurs et pour réfléchir aux modalités démocratiques de la participation.

Depuis longtemps l’idée prévaut que pour crédibiliser une démarche participative, quelles qu’en soient les modalités, il faut réduire l’asymétrie qui préexiste entre les institutionnels et leurs experts disposant du savoir technique (et du pouvoir ultime de décision), d’une part, et les représentants de la société civile peu équipés sur ce plan. Face à cette nécessité majeure, deux orientations se dégagent :

Cette démarche est celle des « forums de citoyens » ou des « conférences de consensus », qui se sont surtout développées en Europe du Nord, et qui ont été expérimentées en France (dans le cas des OGM). Elle est favorisée par le fait que dans de nombreux domaines, y compris ceux de l’équipement urbain, les experts sont eux-mêmes divisés quant à leurs effets à terme.

Donnons deux exemples de prise en compte des compétences spécifiques des usagers-habitants dans la réalisation de projets urbains, présentés au cours des séminaires de 2006 et 2007 du Plan Urbanisme, Construction et Architecture (PUCA), sur « Les intermittences de la démocratie » (Marion Carrel, Catherine Neveu et Jacques Ion., 2009).

Le premier concerne une recherche en cours ambitieuse sur la méthode d’intégration des compétences des usagers lors des opérations de restructuration urbaine engagées dans l’agglomération de Saint-Etienne (Pascale Pichon, 2009). A l’aide d’une équipe pluridisciplinaire comportant notamment des sociologues-urbanistes, la démarche promue par ces médiateurs se décline en trois étapes :

  1. Révéler les compétences : des enquêtes mettent ainsi au jour les compétences fondées sur les pratiques et les usages (mémoire des lieux, perception de sécurité ou d’insécurité, d’enfermement ou d’ouverture, etc.).

  2. Activer les compétences : des ateliers (d’un ou plusieurs jours) sont mis en place, entre chercheurs, usagers et praticiens, afin d’étudier les modalités de prise en compte des compétences d’usage dans les projets d’aménagement. Par exemple, les pratiques d’usage révèlent le besoin de création d’une passerelle piétonne qui ouvrirait l’espace habité sur un parc régional, perspective complètement négligée par le projet technique initial d’aménagement.

  3. Intégrer les compétences : il s’agit alors, en se fondant sur le travail initié par les différents ateliers, de construire différents scenarii intégrant les compétences, révélées et activées, des usagers.

Le second exemple porte sur la méthode dite de « qualification mutuelle », mise au point par une consultante (Suzanne Rosenberg, 2009). Il s’agit de réunir pendant une douzaine de journées des habitants-usagers et des professionnels, afin de les conduire à formuler des propositions sur le fonctionnement des services publics. Ici, il n’est pas demandé aux habitants d’être « représentatifs » : c’est par la confrontation des points de vue que le diagnostic et les propositions se formalisent. Par ailleurs, les usagers qui s’engagent dans ces expériences sont indemnisés sur la base du SMIC horaire, ce qui garantit le sérieux et la reconnaissance de leur « expertise » au service du bien commun.

En analysant différentes expériences de qualification mutuelle, Marion Carrel note des différences dans les effets constatés vis-à-vis de la dynamique participative. Dans un cas, concernant l’attribution des logements sociaux, une réelle dynamique participative s’est enclenchée ; dans une autre expérience, autour de projets d’insertion urbaine (service collectif de transport, foyer d’hébergement), la dynamique s’est enlisée, sans toutefois retomber complètement ; dans une troisième initiative, sur l’amélioration du fonctionnement des services publics locaux, la dynamique s’est arrêtée et l’expérience a été abandonnée. La chercheuse conclut de cette évaluation contrastée : « La prise en compte de l’environnement des dispositifs participatifs conduit à relativiser la toute-puissance des procédures, dispositifs et méthodologies participatives, sur la réalité sociale. Avec une méthodologie et une animation similaire, on a en effet constaté que l’impact sur le public suscité par le dispositif participatif pouvait varier sensiblement selon les objectifs poursuivis par les commanditaires, mais également selon les thèmes, territoires et individus impliqués dans l’expérience ». (Marion Carrel, 2009, p. 99).

Cette conception de la prise en compte des compétences d’usage des citoyens s’apparente à la problématique d’Habermas de la démocratie délibérative. Il existe toutefois deux différences importantes entre les deux approches :

Sources

BIBLIOGRAPHIE

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Marion Carrel et alii., Les intermittences de la démocratie, L’Harmattan, 2009.

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Pascale Pichon, « La prise en compte des compétences des usagers dans les projets urbains », in Les intermittences de la démocratie, L’Harmattan, 2009.

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Suzanne Rosenberg, « Participation des habitants : des luttes urbaines à l’institutionnalisation », in Les intermittences de la démocratie, L’Harmattan, 2009.

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