Encore un effort pour rendre la gouvernance démocratique !
La carrière d’une notion controversée
Gilles Pinson, 2008
Cette fiche théorique présente un réel intérêt heuristique pour aborder le concept de gouvernance et les enjeux de son utilisation. Soumise à une inflation sémantique croissante, la gouvernance se voit peu à peu vidée de son contenu pour devenir un terme rajeuni du terme de gouvernement sans réflexion critique et sans mise en perspective. Parler de gouvernance, nous rappelle l’auteur, implique de réfléchir d’une part à la souveraineté des nations malgré l’interdépendance des échelles et à ne pas sacrifier la démocratie à une « nécessaire » coopération.
La gouvernance est un vocable à la carrière étrange. Le terme a d’abord fait son apparition dans l’ancien français comme un synonyme de gouvernement, une façon de désirer l’ensemble des instruments et des dispositions qualifiant l’art de gouverner. Tombé progressivement en désuétude puis définitivement banni du vocabulaire avec la Révolution pour sa consonance fleurant trop l’Ancien Régime, il a fait sa réapparition dans les années 90 mais cette fois à l’initiative des Anglo-Saxons qui parlent eux de « governance ».
Carrière étrange quand on observe le mélange d’engouement et de méfiance, allant parfois jusqu’à la détestation profonde que suscite le terme. Avant de parsemer le logos fleuri de quelques politiques français adeptes de communication et de « modernisation de la politique », le terme est apparu dans les sciences de gestion (la « corporate governance ») et dans le vocabulaire des institutions financières internationales couvrant selon les cas la montée en puissance de l’actionnariat ou la mise en œuvre de politiques d’ajustement structurel. Certains ont alors vu dans ce « concept mou » un moyen de faire avaler la pilule d’une « politique ferme1 » visant à faire reculer l’État pour mieux faire prévaloir la raison néolibérale. Autant dire que la notion n’avait pas bonne presse au début de son acclimatation chez nous.
Puis, imperceptiblement, la gouvernance s’est installée dans le vocabulaire politique, administratif et académique. Ceux-là mêmes qui vitupéraient contre l’idéologie pro-marché et antipolitique qu’elle était censée charrier s’en sont accommodés. Ceux qui dans le domaine des sciences sociales déniaient à la notion toute plus-value en termes de questionnement ou d’analyse ont commencé à utiliser le terme sans toujours expliciter cette conversion. Il ne s’agit pas ici de railler ces ralliements, mais de faire le constat que la gouvernance, à l’image d’autres termes – globalisation, développement durable – fait partie de ces vocables qui attirent du fait de leur capacité à subsumer des évolutions dont on pressent l’importance mais que l’on a souvent du mal à qualifier. Du fait aussi d’une insatisfaction diffuse mais peu verbalisée face aux termes existants qui semblent inadéquats pour capturer une réalité nouvelle.
En l’occurrence, si l’on parle de plus en plus de gouvernance, c’est que le terme de gouvernement semble de moins en moins satisfaisant pour qualifier la manière dont aujourd’hui on produit les politiques publiques et l’on intègre et dirige les sociétés contemporaines. Comme l’indiquent Olivier Borraz et Patrick Le Galès, le terme de gouvernement est associé à l’organe collégial exerçant une fonction exécutive dans les systèmes politiques contemporains. Même lorsque l’on parle de « gouvernement des sociétés » comme d’un processus ou d’un résultat, demeure l’idée que ce résultat est le fruit d’une activité bien identifiée ayant pour acteurs et sites principaux les institutions publiques2. Or, c’est là que le bât blesse. Il semble en effet qu’aujourd’hui le gouvernement des sociétés met en jeu une plus grande diversité d’entités, de mécanismes de processus.
I- Voyageons léger ! Ce dont il ne sera pas question ici
Dans cette contribution, nous nous contenterons d’essayer de comprendre la signification culturelle de l’émergence de la notion de gouvernance et de voir dans quelle mesure elle est utile pour donner sens à des évolutions en cours dans la manière de produire de l’action collective et de gouverner les sociétés et les territoires. Nous prenons le parti de prendre au sérieux cette notion et d’explorer ses potentialités analytiques.
Mais pour ce faire, il faut ici bien clarifier notre point de vue. Nous n’avons cure de la « bonne gouvernance » ! Notre propos n’est pas de défendre telle ou telle manière de gouverner, tel ou tel type de relations entre l’État et la société civile, ou encore de promouvoir la pratique des partenariats, de la négociation entre le public et le privé. Notre intention n’est pas davantage de formuler des préconisations sur les « échelles de la gouvernance ». La gouvernance pose la question de l’interdépendance entre échelles, met en lumière les défis que posent à l’action publique des problèmes qui s’affranchissent des frontières institutionnelles, mais elle ne donne pas de réponse à la question de savoir à quelle échelle il faut agir ?
Nous nous servirons ici de la gouvernance comme cadre d’analyse, comme chantier de recherche. Nous ne proposerons pas de définition positive de la gouvernance. L’enjeu n’est pas de savoir s’« il y a de la gouvernance » dans une situation plutôt qu’une autre. A notre sens, la gouvernance soulève des problèmes nouveaux plutôt qu’elle ne les règle. Elle permet de porter un autre regard sur l’action publique mais ne donne pas de recette pour « réussir » les politiques publiques.
II- Une émergence diffuse mais générale
Il peut être important dans un premier temps de regarder les secteurs où le terme de gouvernance a fait son apparition pour essayer de discerner les problématiques communes qu’il vise à saisir. A la suite de Paul Hirst, on peut en distinguer cinq3.
Le premier est celui de l’aide au développement économique. Dans les années 1990, la Banque Mondiale et le FMI font de la « bonne gouvernance » l’une des clés de la modernisation économique et l’une des conditions à l’attribution de prêts. Ce souci nouveau de la gouvernance est le fruit de la redécouverte par les économistes et les responsables de ces organismes de l’importance des institutions politiques et d’une société civile robuste dans le développement. Toutefois, ici les institutions idéales constituent une sorte d’État minimal s’occupant de créer les conditions favorables à l’épanouissement des mécanismes du marché. La bonne gouvernance version FMI et Banque Mondiale se traduit ainsi par de fortes incitations à l’externalisation et à la privatisation de pans entiers des fonctions de l’État. Ce que l’on peut retenir, c’est que la gouvernance est associée à des réflexions conduites sur la place respective de l’État, du marché et de la société civile dans les dynamiques du développement économique et du gouvernement des sociétés.
Le second champ dans lequel le concept de gouvernance a fait son apparition est celui des relations internationales. Ici, le terme apparaît dans le cadre d’une réflexion sur les interdépendances mondiales, sur certains problèmes qui ne peuvent être contrôlés ou contenus par l’action isolée des gouvernements nationaux comme le réchauffement planétaire ou encore les règles du commerce international. Le terme de gouvernance est utilisé ici comme alternative au terme de gouvernement. Au 20e siècle, les inspirateurs de la Société des Nations puis de l’ONU croyaient en la possibilité d’instaurer un gouvernement mondial pour gérer ce type de problèmes et d’interdépendances. Un gouvernement mondial qui se serait peu à peu approprié les fonctions et pouvoirs des États nationaux. Aujourd’hui, cette idée apparaît à tous comme naïve et irréalisable. L’idée est donc de gouverner les problèmes transnationaux au moyen de ce que certains appellent « une gouvernance sans gouvernement4 ». L’idée, c’est de mettre en place des mécanismes, des agences ou des scènes globales de négociation (OMC) pour gérer ces problèmes sans pour autant priver les États-nations de leur souveraineté. Toutefois, cette « gouvernance sans gouvernement » pose autant de problème qu’elle n’en résout car elle organise une opacité quasi-totale autour des tractations entre représentants des gouvernements et technocrates des agences internationales. Retenons qu’ici la notion soulève des questions relatives à la gestion de problèmes complexes dans des contextes d’interdépendances entre échelles, de pluralité des sources de l’autorité, des questions relatives aussi à la responsabilité politique, et à sa dissolution lorsque ces problèmes sont gérés dans le cadre d’arrangements intergouvernementaux souvent établis de manière peu visible pour les citoyens. On verra que l’on retrouve des problèmes équivalents à l’échelle intercommunale par exemple.
Le troisième type d’usage du terme de gouvernance est apparu dans le domaine de la gestion des entreprises avec la notion de « corporate governance ». Il s’agit ici de réfléchir à la relation qui s’établit entre les actionnaires et les responsables du management de l’entreprise qui n’ont pas nécessairement les mêmes types d’intérêt, et d’imaginer des formes de contrôle qui évite que ces derniers ne gagnent trop d’autonomie dans leur gestion. On voit donc encore ici que le terme de gouvernance soulève des enjeux de transparence et de contrôle.
Enfin, le terme de gouvernance est aussi apparu dans le vocabulaire des spécialistes anglo-saxons du management public et, plus précisément, dans le vocabulaire des promoteurs du New Public Management (NPM). Cette école, inspirée de la doctrine libérale, préconise l’introduction dans l’administration et les services publics de principes de management en vigueur dans le monde de l’entreprise : dépassement des organisations bureaucratiques verticales ; éclatement des administrations en « centres de responsabilités », « équipes projet » ; définition d’objectifs et pratique de l’évaluation ; mise en concurrence des services entre eux et avec les prestataires privés, etc. L’idée générale est de réintroduire le souci de l’efficacité, de l’efficience et de la responsabilité (accountability) par la décentralisation administrative, l’externalisation et l’introduction de principes tels que la concurrence, l’obligation de résultat, la vérité des prix et la sanction par le marché. Ces principes sont censés compenser le caractère sous-efficient des modes de régulations classiquement associés au secteur public : le commandement hiérarchique, l’obligation de moyens, le clientélisme, etc. Les préceptes du NPM se sont traduits par une vague de réformes administratives, de privatisation, d’externalisation ou encore par la création d’autorités de régulation indépendantes qui ont toutes pour point commun de remettre en question les modes de contrôle politique et administratif direct et descendant. Et c’est ici que la gouvernance intervient. En effet, le terme renvoie aux réflexions sur la possibilité pour l’autorité politique de reconstituer des moyens de contrôle de l’action des administrations, des agences semi-publiques et des prestataires privés dans un contexte où le contrôle hiérarchique n’est plus envisageable. Dans une version plus positive, la gouvernance renvoie à des outils tels que la régulation, la négociation, le partenariat, la relation de clientèle qui permettent aux autorités d’exercer une forme de guidage « soft » des activités de la myriade d’opérateurs qui prennent part à la production de l’action publique.
Par extension, le terme de gouvernance va peu à peu recouvrir, dans la littérature de science politique et de science administrative, l’ensemble des réflexions sur les nouvelles formes de coordination qui font leur apparition dans des systèmes d’actions complexes dans lesquels aucune autorité politique ne semble être en mesure de fixer, seule et par la simple grâce de la légitimité politique, des objectifs et de mobiliser les acteurs et les ressources pour mettre en œuvre ces objectifs. Le terme va dès lors connaître un certain succès dans les travaux de science politique sur l’Union européenne5. Tantôt la gouvernance est définie comme un chantier de recherche sur les nouvelles manières de définir collectivement des objectifs et de coordonner l’action d’une pluralité d’acteurs pour atteindre des objectifs. Tantôt, elle est définie de manière plus positive et substantielle comme l’ensemble des outils de guidage et de coordination qui ne passent plus par la mise en ordre hiérarchique des acteurs impliqués par un acteur politique placé en surplomb mais par les partenariats, les pactes, les projets, ou encore les formes délibératives de décision. Ces nouvelles formes de décision, de négociations, de coordination apparaissent notamment dans le domaine des relations industrielles (pactes) et dans les politiques locales et régionales. Par exemple, la planification prend de moins en moins la forme de documents opposables aux tiers, mais davantage la forme de processus de délibération permettant de mobiliser une pluralité d’acteurs et de construire graduellement un consensus, sanctionné par une sorte de contrat moral (partenariat, pacte, projet).
Dans un cas comme dans l’autre, ceux qui ont recours au terme se situent dans le même univers de questionnements qui se structure autour des interrogations suivantes : quelle est la place respective des acteurs publics et privés, de l’État, du marché et de la société civile dans la construction des politiques publiques et, plus globalement, dans le gouvernement des sociétés ? Comment gère-t-on des problèmes collectifs dans un contexte d’interdépendance, de chevauchement de territoires de compétences, quand les problèmes (pollution, transports, criminalité, flux financiers, etc.) ne respectent plus les frontières institutionnelles ? Comment les autorités publiques peuvent-elles espérer influencer les comportements des acteurs privés, et par quels moyens, quand le recours au commandement hiérarchique n’est plus possible (du fait de la complexification de la machine administrative, des privatisations, etc.) ou n’est plus légitime (du fait des résistances de plus en plus tenaces aux injonctions de la puissance publique, des phénomènes NIMBY, etc.) ? Quel contrôle démocratique est possible lorsque les décisions sont prises dans le cadre de tractations inter-organisationnelles occultes qui rendent l’imputation des responsabilités de telle ou telle politique par le citoyen de plus en plus difficile ?
IV- Une certaine conception du pouvoir, du politique et de l’ordre social
La notion de gouvernance s’est ainsi fait une place dans le vocabulaire des praticiens et des observateurs de l’action publique à mesure que cette action publique se complexifiait avec la multiplication des échelles (locale, régionale, européenne, internationale), la prolifération des acteurs et la « décentralisation des légitimités ». Toutefois, la notion est encore loin de faire l’unanimité, notamment dans le monde de la recherche. Pour certains son « pedigree » en fait une notion chargée idéologiquement et donc dangereuse. Pour d’autres, son utilité scientifique n’est pas avérée et la nécessité de la préférer au terme de « gouvernement » loin de tomber sous le sens. Le débat a, nous semble-t-il, été tranché par l’installation du vocable dans la langue des praticiens et des chercheurs. Il recouvre l’ensemble des interrogations sur les formes de gouvernement, de mobilisation et de coordination dans des ensembles complexes, composés d’acteurs interdépendants et agissant dans des contextes plus incertains. Il est le produit du constat d’évidence que l’on ne génère plus de l’action collective en 2008 comme on le faisait un demi-siècle auparavant.
Toutefois, il n’est pas inutile de s’attarder sur le « background » intellectuel de ceux qui ont fait bon accueil à la gouvernance et ont cherché à constituer un chantier de recherche autour de cette notion. En effet, derrière l’appropriation du terme, il y a une manière particulière d’approcher la question du pouvoir, de l’action publique, de la production de l’ordre social et du changement social6.
D’abord, s’intéresser à la gouvernance, c’est porter un regard sur le pouvoir politique qui ne se limite pas à la question de la domination et à la manière dont elle se légitime, dans une perspective héritée de Max Weber, ou à la question du contrôle et de la surveillance dans une perspective tracée par Michel Foucault. C’est se situer davantage dans une tradition de recherche qui s’intéresse au pouvoir comme production, à l’action des pouvoirs publics, à ses difficultés et à ses conditions de félicité. Cette tradition est née avec la sociologie des organisations (Michel Crozier, Erhard Friedberg) puis avec la constitution de la province disciplinaire de l’analyse des politiques publiques au sein de la science politique. Ces approches partent du postulat que la capacité d’action des pouvoirs publics – État, collectivités territoriales ou institutions européennes - sur les problèmes publics ne va pas de soi, qu’il y a un profit intellectuel à tirer du dépassement d’une vision héroïque d’un État capable de modeler et de transformer la société à sa guise. Il y a derrière la figure de l’État, de l’intérêt général, derrière les représentations héroïques de la « décision » et de « l’action » des rationalités d’action particulières, des intérêts sociaux et professionnels qu’il faut mettre au jour. Il y a face à l’État une matière sociale qui offre une résistance à l’action publique et qui peut la faire dévier de ses objectifs initiaux.
Ceux parmi les chercheurs qui opèrent dans le chantier de recherche de la gouvernance sont tout particulièrement sensibles aux travaux d’analyse des politiques publiques qui ont montré que ce que l’on appelle communément « l’État » était en réalité une nébuleuse de réseaux d’acteurs, de sous-systèmes, de communautés professionnelles agissant parfois selon leur logique et leurs intérêts propres et que la capacité du pouvoir politique à diriger et coordonner le tout en fonction d’un projet politique clair relevait plus de la gageure que de l’évidence. Ce constat n’est pas nouveau – il est même né avec l’État interventionniste – mais il est encore plus d’actualité avec les transformations intervenues ces dernières années avec la multiplication et la diversification des acteurs et intérêts en présence dans la fabrique de l’action publique. Les enjeux de définition d’objectifs communs, de guidage et de coordination sont donc plus que jamais à l’ordre du jour. Et c’est autour de ces enjeux que s’est ouvert le chantier de la gouvernance.
Il est une deuxième filiation intellectuelle dans laquelle on peut resituer les travaux sur la gouvernance : celle de la sociologie du changement social. Travailler sur la gouvernance c’est postuler l’historicité des formes d’organisation sociale et des modalités d’expression du pouvoir politique. C’est prendre au sérieux les travaux de sciences sociales qui mettent l’accent sur les transformations du rapport à l’autorité, aux institutions, sur le désenchantement vis-à-vis des grandes organisations, sur l’aspiration à l’autonomie, sur l’affaiblissement des croyances dans les grands récits idéologiques et / ou techniques de transformation sociale. C’est aussi s’intéresser aux conséquences de ces mutations en termes de gouvernabilité des sociétés contemporaines. C’est plus généralement formuler l’hypothèse que l’on ne fait plus agir ensemble les gens, les organisations comme avant, que les conditions à réunir pour définir des objectifs collectifs, articuler des ressources et coordonner l’action ne sont plus les mêmes.
Enfin, le chantier de la gouvernance puise son inspiration dans les travaux qui s’intéressent à la contribution des régulations marchandes et communautaires à l’intégration et au gouvernement des sociétés. La perspective de gouvernance est particulièrement sensible à la contingence des ordres sociopolitiques, autrement dit à la manière dont l’organisation et la coordination des activités sociales, la régulation des conflits et l’allocation des ressources peuvent s’effectuer selon des modalités très différentes selon les lieux et les époques. Elle conçoit les ordres sociaux comme procédant de combinaisons de différentes dynamiques d’intégration et de modes de régulation. La période contemporaine, marquée par des processus de globalisation, de privatisation et de recomposition de l’État, est particulièrement propice, on l’a dit, à des phénomènes de rééquilibrage entre modes de régulation. Lange et Regini7 distinguent trois formes idéal-typiques de régulation :
-
la régulation étatique ou organisationnelle qui est généralement assimilée à une forme de régulation basée sur l’imposition hiérarchique par une autorité politique (ou à un centre de décision et de commandement dans le cas des organisations économiques) à qui est conférée une légitimité à agir pour contrôler et orienter les activités sociales ;
-
la régulation par le marché qui implique une coordination des activités sociales à travers l’intérêt économique et la concurrence par les prix ;
-
la régulation sociale ou communautaire par la coopération, la confiance, les liens moraux et identitaires, les normes de réciprocité unissant les acteurs d’une communauté, d’un territoire, etc.
Les visions classiques de l’ordre politique, largement inspirées par le processus de construction des États nationaux et particulièrement prégnantes en France, attribuent un rôle central aux modes de régulation étatiques / hiérarchiques et font procéder l’ordre social de la capacité d’un pouvoir politique à imposer ses volontés et à coordonner les activités sociales. L’approche par la gouvernance fait l’hypothèse que les nouvelles échelles politiques qui émergent à la faveur de la globalisation – les villes, les régions, les ensembles supranationaux type UE – sont gouvernées sur la base de combinatoires de régulations plus « équilibrées » associant des ressorts de coopération et d’intégration relevant de l’État (le commandement hiérarchique) mais aussi de la société civile (la confiance, la réciprocité, le partage d’une identité) et du marché (l’intérêt économique). Notons au passage que la thématique de la gouvernance rencontre un franc succès en Italie, un pays qui tient debout sans être doté d’un État fort capable d’organiser la société.
Dans un contexte de « crise » de l’intérêt général, de la représentation et de transformation des rapports aux institutions, on constate qu’en effet, les acteurs des politiques publiques tendent de plus en plus à promouvoir des formes de régulations de type marchand ou communautaire. C’est très nettement le cas dans le domaine de l’urbanisme et de la planification où l’imposition réglementaire n’est plus qu’un outil parmi d’autres pour maîtriser les formes de l’urbanisation. Parallèlement, les acteurs publics font jouer les régulations marchandes pour attirer les investisseurs, négocier avec eux les conditions de leurs interventions. Les dynamiques du marché immobilier ne sont plus les ennemies des urbanistes ; elles fournissent la matière première des processus d’urbanisation ; elles en fixent également les rythmes. On attend également de ces négociations entre opérateurs publics et privés qu’elles génèrent des visions et des valeurs partagées, de la confiance, de la réciprocité, autant de ressources qui seront utiles pour mettre en cohérence les interventions des uns et des autres.
V- La gouvernance des projets et des territoires métropolitains
Les grands projets urbains, et notamment le projet de l’Ile de Nantes, sont souvent exemplaires de ces nouvelles combinaisons de modes de régulation qui président à la gouvernance des villes. Les régulations politiques sont bien présentes mais sous une forme renouvelée : le plan a davantage vocation à inspirer les opérateurs privés qu’à les contraindre ; la vision politique qui fonde le projet est davantage évoquée en permanence dans le discours des élus et des urbanistes, dans le but de socialiser les intervenants privés, que codifiée dans un règlement. Les régulations marchandes sont également sollicitées : le projet public ne se fait pas contre les dynamiques des marchés fonciers et immobiliers ; il ne cherche pas à les « mater » mais davantage à se greffer sur elles car elles disent la « vérité du marché » et évite les problèmes de commercialisation des urbanisations. Enfin, la volonté de promouvoir les régulations communautaires est omniprésente : la « culture du projet » qui se construit au fil des interactions entre acteurs et à mesure que le projet évolue est censée inspirer les stratégies des acteurs, susciter chez eux une loyauté à l’égard du projet et de ses grands principes et faciliter la coordination de leurs interventions8.
On retrouve ce souci de mettre en sourdine les modes de coordination hiérarchique dans la gouvernance des « grands territoires » que sont les métropoles. Ces nouveaux espaces politiques présentent toutes les caractéristiques propices à l’émergence des questionnements que nous avons énumérés tout au long de cette contribution : des problèmes (gestion des services en réseaux, articulation transports / urbanisme, problèmes environnementaux, etc.) qui ne connaissent pas les frontières administratives ; la profusion des acteurs ; des acteurs liés entre eux par des rapports d’interdépendances ; l’absence de rapports de tutelle ou d’obligation formelle à coopérer, etc. Dans ces configurations, imposer la coopération par la loi ou le règlement a peu de chance de produire des effets positifs. L’État s’y est essayé en créant dans les années 1960 les communautés urbaines ou en imposant des dispositifs de planification à l’échelle métropolitaine, sans succès. L’expérience a montré qu’il était sans doute plus judicieux de laisser les acteurs découvrir progressivement l’intérêt qu’ils avaient à coopérer que de leur imposer la coopération. Aujourd’hui, les intercommunalités urbaines qui fonctionnent le mieux ne sont pas celles qui ont été créées de manière autoritaire mais celles qui se sont constituées au fil d’initiatives plus ou moins informelles de planification ou de prospective. Les cas de Nantes ou de Rennes sont à cet égard édifiants. La leçon a été retenue puisqu’aujourd’hui, les modalités privilégiées pour gouverner les métropoles consistent non pas à créer des institutions métropolitaines mais à faire émerger des forums prospectifs ad hoc (la Conférence métropolitaine ad hoc) ou autour de dispositifs de planification (les inter-SCOT, les coopérations entre Conseils de Développement) qui ont vocation à faire émerger graduellement le sentiment d’un destin commun et de l’imbrication des intérêts territoriaux; et bien sûr une identité. Le tout sur la base de l’intéressement, du cadrage des représentations des acteurs, de la production de récit identitaire et non pas sur la base de l’obligation formelle.
Le terme de gouvernance est souvent mobilisé par les acteurs de la gouvernance eux-mêmes pour qualifier cette inventivité procédurale qui incite à la coopération sans brimer les susceptibilités et les souverainetés territoriales et politiques. Toutefois - pour finir sur un bémol critique qui permettra de montrer que manipuler le concept de gouvernance n’oblige pas à verser dans l’angélisme -, si les dispositifs de gouvernance permettent de trouver des solutions à des problèmes de coopération et d’action collective, ils en génèrent de nouveaux de nature démocratique cette fois. En effet, cette inventivité procédurale semble ne pouvoir s’épanouir que dans le huis clos d’espaces de négociations politiques et techniques qui restent très peu visibles pour les citoyens. Elle privilégie des échelles auxquelles ne correspond aucun mécanisme ou dispositif de contrôle démocratique. Pire c’est sans doute parce qu’elles sont à l’abri du regard du public que les coopérations semblent pouvoir s’y épanouir. L’absence du public détourne les élus d’une crispation sur leurs identités partisanes ou leur souveraineté territoriale. Malgré les évolutions récentes (création de groupes politiques au sein des assemblées communautaires), l’intercommunalité tombe encore sous le coup de cette critique. C’est encore plus net pour les métropoles même si celles-ci ne sont encore dotées ni d’institutions ni de compétences. En tout cas, le défi de demain consistera sans doute à gérer cette tension entre incitations à la coopération et transparence démocratique. Encore un effort pour rendre la gouvernance démocratique !
1 Osmont, Annick, « La ‘gouvernance’ : concept mou, politique ferme », Les Annales de la Recherche Urbaine, 80-81, 1998, (p.19-26)
2 Borraz, Olivier, Le Galès, Patrick, « Gouvernement et gouvernance des villes », dans Jean-Philippe Leresche (dir.), Pouvoir local. Tome I : gouvernance locale, coopération et légitimité. Le cas suisse dans une perspective comparée, Paris, Pedone, 2002
3 Hirst, Paul, “Democracy and Governance”, dans Jon Pierre (dir.), Debating Governance : Authority, Steering and Democracy, Oxford, Oxford University Press, 2000
4 Rosenau, James& Czempiel, Ernst-Otto (dir.), Governance without Government. Order and Change in World Politics, Cambridge, Cambridge University Press, 1992
5 Marks, Gary, Hooghe& Liesbet, Multi-Level Governance and European Integration, Lanham, Rowman & Littlefields, 2001 ou sur les grandes métropolesLe Galès, Patrick, « Du gouvernement des villes à la gouvernance urbaine », Revue française de science politique, 45(1), 1995, (p.57-95)
6 Pinson, Gilles, « Le chantier de recherche de la gouvernance urbaine et la question de la production des savoirs dans et pour l’action », Lien social et politiques, 50, 2003, (p.39-56)
7 Lange, Peter& Regini, Marino (dir.), State, Market and Social Regulation. New perspectives on Italy, Cambridge, Cambridge, University Press, 1989
8 Pinson, Gilles, « Projets de ville et gouvernance urbaine. Pluralisation des espaces politiques et recomposition d’une capacité d’action collective dans les villes européennes », Revue française de science politique, vol. 56 (4), août 2006, (p.619-651)