L’obsolescence des infrastructures, le cas de la voirie urbaine
Stéphanie Leheis, 2012
A partir du cas de la voirie urbaine, cette fiche expose la durabilité problématique des infrastructures de transports. Pensées sur la longue durée et eu égard à leur étonnante pérennité, ces infrastructures s’avèrent structurantes pour les territoires mais leur résilience pose problème quant à leur obsolescence. Comment dès lors transformer ces « monstres urbains » tellement immuables qu’ils en deviennent des impensés de l’aménagement ? Telle est la question à laquelle cette fiche se propose d’apporter habilement des pistes de réflexion.
Il nous semble important de revenir sur cette notion clé, d’actualité dans beaucoup de travaux de recherche. Elle témoigne notamment du décalage entre des infrastructures héritées et un territoire en mutation. Ce décalage tient en particulier à la vitesse de transformation de ces deux éléments.
L’infrastructure, considérée comme un objet technique dont la conception et les représentations évoluent, s’inscrit dans un territoire lui-même en mutation. Or si ces dynamiques sont concomitantes, elles ne sont pas pour autant synchrones, et conduisent au problème d’obsolescence de l’infrastructure.
En ce qui concerne les infrastructures de transport, une première remarque s’impose sur leur très forte pérennité. Les infrastructures s’inscrivent dans la longue durée, d’une part parce qu’elles constituent un objet qui a une longue durée de vie, et d’autre part parce qu’elles ont un impact sur le très long terme. Et c’est encore plus pertinent dans le cas des infrastructures viaires. Si individuellement nos déplacements peuvent changer, sur le temps long nous observons une grande stabilité des axes et des itinéraires. Et le règne de « l’individu zappeur hypermobile » n’y change rien. Le réseau viaire dans l’histoire urbaine a très peu évolué, de même que le parcellaire, au contraire du cadre bâti qui lui évolue sur un temps beaucoup plus court (Lepetit & Pumain, 1993). Le réseau des voies romaines, qui suit un tracé très proche de celui des infrastructures actuelles, témoigne aujourd’hui encore de cette durabilité. Au-delà de cette emprise physique, l’impact de l’infrastructure sur le territoire transforme pour longtemps notre perception de l’espace-temps et conduit à une nouvelle géographie des territoires. L’action de l’infrastructure se poursuit ainsi dans le temps par cette transformation, même une fois que l’infrastructure a disparu. Elle tient aussi à la fonction de l’infrastructure comme vecteur d’urbanisation.
Deuxièmement, l’infrastructure reste un objet lourd, pas toujours réadaptable. C’est le cas par exemple des villes qui aujourd’hui héritent d’un réseau routier composé de voies rapides, sources de nuisances multiples, qui apparaissent comme des « monstres urbains », mais ne sont que l’héritage d’une période d’adaptation de la ville à la voiture. Ces infrastructures, autrefois surimposées à un tissu urbain très lâche, se retrouvent désormais prises dans des logiques urbaines nouvelles, et doivent supporter par exemple un trafic local et transversal pour lequel elles ne sont pas adaptées. De sorte que l’infrastructure semble déconnectée du territoire dans lequel elle s’insère, autrement dit elle est en crise. Dans le cadre des infrastructures viaires, le paradigme du développement durable a profondément renouvelé le rapport de la voiture au territoire. La transition urbaine décrite par Marc Wiel (Wiel, 1999), marquée par le passage de la ville pédestre à la ville motorisée, laisse place à une nouvelle vision qui consiste à réduire la place de la voiture. Or, s’il est possible de faire sortir la voiture de la ville, pour les infrastructures routières la tâche s’avère plus difficile. Il faut donc composer avec l’existant, réfléchir aux formes d’adaptation permettant de rendre ces infrastructures compatibles avec de nouveaux usages et surtout une nouvelle vision de la place de la voiture en ville.
La question se pose donc de la réinterprétation de l’objet dans le cadre d’un nouveau paradigme (ici celui du développement durable pour faire simple) et donc de sa transformation, qui passe par la mise en œuvre d’une politique de requalification de la voirie.
Plusieurs moyens d’actions peuvent être identifiés :
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agir sur le tracé ;
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agir sur l’emprise de la voie (réduction de l’emprise, réduction des espaces interstitiels, enterrement de la voie et libération de l’emprise en surface) ;
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agir sur le profil en travers de la voie (création de voies de bus, de voies pour les modes doux, aménagement paysager, mobilier urbain, traitement des façades) ;
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ou agir sur le changement de statut de la voie (déclassement de la voie, transfert aux collectivités locales).
Les outils sont nombreux mais le plus souvent celui qui domine est le changement du profil en travers. La question qui se pose alors dans ce type de démarche consiste à savoir jusqu’où aller, dans l’espace comme dans les ambitions (CERTU, 1998). Dans l’espace, le panel d’actions peut se limiter à l’emprise de la voirie, ou bien impliquer d’autres partenaires et englober tout un quartier ; dans les ambitions, la requalification peut aller de la remise en cause de l’ensemble du réseau aux simples aménagements cosmétiques. Au total, trois types d’actions se distinguent :
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La destruction/suppression de l’infrastructure : il s’agit de faire table-rase du problème. Cette solution n’est pas évidente et suppose avant tout une modification des flux, en revanche elle a une forte valeur symbolique pour changer l’image d’un quartier.
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Le réaménagement de l’infrastructure. Le réaménagement plus ou moins large de la voirie, peut aller du projet urbain à l’échelle du quartier ou de la ville, au projet plus réduit, à la limite de l’emprise de la voirie et des façades urbaines. L’épaisseur du projet dépend en grande partie de la volonté politique et de la capacité du maître d’ouvrage de la voirie à mobiliser d’autres partenaires autour de son programme de requalification.
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Les aménagements ponctuels : il s’agit d’aménagements qui ne remettent pas en cause la fonction fondamentalement circulatoire de la voie. Ces aménagements passent par des traitements paysagers, des améliorations visuelles, le renouvellement du mobilier urbain, etc. Ce type de requalification a l’avantage d’être beaucoup plus simple à mettre en œuvre et moins coûteux, tout en témoignant d’une volonté d’agir.
Ces trois types d’actions impliquent une variation dans l’étendue de l’action, le nombre des acteurs impliqués et surtout la complexité du projet.
Même lorsqu’il est possible d’adapter ou de faire évoluer l’infrastructure, il n’en reste pas moins un poids du passé qui s’inscrit non seulement dans la pierre mais aussi dans le mode de gestion. La littérature sur l’histoire des réseaux a montré que la conception initiale et le choix de tracé ont une importance déterminante sur l’évolution future du réseau : « En fait, les gestionnaires du réseau découvrent toute la part immatérielle de l’héritage que les réseaux anciens représentent. Ceux-ci sont comme pétris de toute l’intelligence technique du passé, de l’incarnation dans un lieu donné des doctrines d’il y a cinquante ans, et de toutes les décisions successives et parfois contradictoires, des contestations territoriales entre deux communes voisines etc. qui ont amené tel ou tel tracé, tel ou tel choix de procédé » (Scherrer, 1992, pp. 26-27). Ainsi la pérennité du réseau rend surtout compte d’un mode de gestion collectif de l’extension urbaine, que l’auteur qualifie de patrimonial.
Cette part héritée de l’infrastructure ou ce décalage entre infrastructure et territoire se traduit par la notion d’obsolescence. Cette notion, nous la retrouvons explicitée dans une thèse récente appliquée à la ville et aux infrastructures urbaines. Dans Unbuilding cities, (Hommels, 2005) souligne les contradictions entre les tentatives actuelles pour changer la ville et l’inflexibilité des infrastructures et structures urbaines. Ces contradictions s’expriment dans des opérations diverses, comme le démantèlement d’une autoroute urbaine (à Maastricht) ou la démolition totale d’un quartier (à Utrecht). Ces études de cas mettent en scène une ville qui se renouvelle quotidiennement et qui doit composer avec des équipements lourds ou des structures qui elles demeurent immobiles. La notion d’obsolescence traduit bien ce décalage. Elle est à rapprocher de la notion de crise des infrastructures urbaines, utilisée par (Graham & Marvin, 2001) pour dénoncer le décalage entre l’infrastructure et son contexte. Celle-ci est apparue dès le début des années 1980 en France dans un questionnement sur les réseaux techniques urbains (eau, transport, électricité…), à partir d’observations sur leur lente dégradation et leur nécessaire réhabilitation. Les travaux de Franck Scherrer ont montré que ce questionnement, né d’abord aux Etats-Unis, avait conduit à analyser la dégradation des réseaux comme le signe de leur obsolescence. Ces réseaux devenus trop vieux, mal entretenus, avec une technologie de retard, étaient donc en crise. Or de nombreux rapports et études à l’époque ont montré la coïncidence entre cette crise des réseaux et la crise du contexte politique, institutionnel, économique, social, faisant émerger l’idée que la crise des réseaux n’est pas seulement liée à la vétusté matérielle des infrastructures mais est le résultat d’un ensemble de composantes juridiques, économiques, politiques, dans la conception et la gestion des réseaux (Scherrer, 1992). Les travaux sur les réseaux urbains témoignent aujourd’hui encore des questionnements posés par le décalage entre réseaux hérités et évolutions urbaines, notamment en termes de gouvernance. Nous pourrions citer par exemple les travaux sur la surcapacité des réseaux dans des régions qui ont connu une restructuration socio-économique profonde (sur le réseau d’eau et d’assainissement en Allemagne de l’Est par (Moss, 2008) et sur les problèmes liés aux villes rétrécissantes en Allemagne qui héritent d’un lourd endettement pour la réalisation de réseaux aujourd’hui inadaptés (Zepf, Scherrer, Verdeil, Roth, & Gamberini, 2008)).
Referencias
Zepf, M., Scherrer, F., Verdeil, E., Roth, H., & Gamberini, J. (2008). Les services urbains en réseau à l’épreuve des villes rétrécissantes : l’évolution des réseaux d’eau et d’assainissement à Berlin-Brandebourg. Paris: PUCA.
Scherrer, F. (1992). L’égout, patrimoine urbain. L’évolution dans la longue durée du réseau d’assainissement de Lyon. Thèse d’aménagement, Université Paris Val de Marne, Ecole Nationale des Ponts et Chaussées, Créteil.
Moss, T. (2008). ‘Cold spots’ of Urban Infrastructure: ‘Shrinking’ Processes in Eastern Germany and the Modern Infrastructural Ideal. International Journal of Urban and Regional Research, 32 (2), pp. 436-451.
Hommels, P. (2005). Unbuilding Cities. Obduracy in Sociotechnical Change. Cambridge: The MIT Press.
Graham, S., & Marvin, S. (2001). Splintering urbanisme: networked infrastructures, technological mobilities and urban condition. London and New York: Routledge.
CERTU. (1998). La réhabilitation des voies rapides urbaines. Thème: paysage et insertion. Lyon: Editions du CERTU.
Lepetit, B., & Pumain, D. (1993). Le temps des villes. In B. Lepetit, & D. Pumain, Temporalités urbaines (pp. V-X). Paris: Anthropos.
Wiel, M. (1999). La transition urbaine ou le passage de la ville pédestre à la ville motorisée. Liège: Madraga.
Cette fiche reprend en partie un extrait de mes travaux de thèse :
Leheis, S. (2011). La ville et sa rocade. Un projet d’infrastructure au risque du temps long, le cas de Marseille. Thèse de l’Ecole des Ponts ParisTech. Champs-sur-Marne : Université Paris-Est, pp. 52 à 57.